PLUME D’EAU
CLAIRE
Le poème
Plume d’eau claire est trié du recueil de Paul Éluard
À toute épreuve, publié en 1930, dont il est le septième.
Voici, pour situer
stylistiquement ce poème, ce qu’a pu en dire Rollard
de Renéville (Dernier état de la poésie
surréaliste, N.R.F., 1932, 1er janvier, pp. 290-291, cité dans
la Pléiade, volume 1, pp. 1417-1418) :
« Les tentatives
poétiques auxquelles les surréalistes se sont livrés sans chercher à en
préméditer la direction nous ont valu trois petits livres de portée différente
mais certaine. Les poèmes que Paul Éluard a réunis
sous le titre À toute épreuve nous permettent d’entendre à nouveau cet
accent si pur auquel il nous a accoutumés et qui n’est que la décantation
spirituelle d’un orage intérieur. Le climat qu’il instaure ne s’apparente que
de loin aux expériences du surréalisme proprement dit. Le grand ton oratoire,
les cataractes d’images, le délire verbal sont à l’opposé de ses recherches
personnelles.
Plume d’eau claire pluie
fragile
Fraîcheur voilée de caresses
De regards et de paroles
Amour qui porte ce que j’aime
Celui qui parle ici
connaît le poids des mots. Il s’efforce de conserver à chacun d’eux sa valeur
absolue et rayonnante, sans que les mots voisins en soient troublés dans leur
action particulière. Et cependant leur ensemble doit exprimer un rapport que le
poète a perçu et qu’il veut nous faire saisir […]
Les ombres de Baudelaire
et de Mallarmé sont bien massives pour qu’on se laisse aller à les faire
s’appuyer sur ces cristaux fragiles et chantants et cependant la théorie des
correspondances et le souci du pouvoir des mots transparaissent à travers un
excès de grâce et de brièveté. »
Poétiquement, Éluard s’est efforcé de combiner une association
surréaliste de la nature et de l’amour. Il y a ici une expression sensuelle des
qualités de l’amour. Les idées de fraîcheur de l’eau, de la pluie fragile,
sont des concepts de renouveau, comme si l’amour en était à son stade initial,
à sa jeunesse.
Le poème est délicat et
raffiné. Le poète choisit une fontaine plutôt qu’un déluge, une plume d’eau
plutôt qu’une cascade, ce qui ne va pas sans une certaine tendresse.
La mélodie de Poulenc
Généralités
Plume d’eau claire est la troisième mélodie de la série des Cinq
poèmes de Paul Éluard composée en 1935. « Ces
mélodies, très inégales […] ont surtout un intérêt historique dans l’œuvre
mélodique de Francis Poulenc. Il écrit lui-même très justement à leur
sujet : Œuvre de tâtonnement - clé tournée dans une serrure… J’avais
cherché, des années, la clef musicale de la poésie d’Éluard.
Ici, elle grince pour la première fois dans la serrure (Henri Hell, Francis Poulenc, musicien français, Paris, éd.
Fayard, 1978, p. 124) ».
Plume d’eau claire, bien que souvent considérée comme mineure, est un
bon exemple du traitement musical apporté à un court poème. À la brièveté du
poème correspond la brièveté des idées mélodiques, harmoniques et de
l’accompagnement.
La mélodie fait neuf mesures et son interprétation
dure généralement moins de trente secondes. Le tempo requis est modéré (q = 72). La mesure à 4/4 reste
inchangée avec une agogique plus dense au piano, puisque essentiellement en
doubles croches, alors que la croche et la noire sont prépondérantes à la voix.
La tonalité est de do mineur, majorisé
sur la cadence, avec incursions en SI $, la et fa.
La tessiture est plutôt élevée pour un baryton,
puisqu’elle va du mi $ 2 au sol $ 3.
La forme linéaire détermine trois incises mélodiques
et une incise instrumentale :
incises |
mesures |
contenu |
1 |
1-2 |
Plume d’eau claire pluie fragile |
2 |
3 - début de 6 |
Fraîcheur voilée de caresses De regards et de paroles |
3 |
fin de 6 - 7 |
Amour qui porte ce que j’aime |
4 |
8-9 |
instrumental |
Incise 1 (mesures 1 - 2), Plume d’eau claire pluie fragile
Exemple 1
Mélodie
Le compositeur emploie dans
la première incise une ligne mélodique brisée, au profil doublement descendant,
que ce soit dans l’intervalle de septième diminuée ou dans celui de seconde mineure,
qui est la ligne directrice, les mesures 1 et 2 réitérant une extension
d’appoggiature mi $ - ré avec interpolation du fa #.
Exemple 2
Cette structure mélodique
minimale, reproduite deux fois avec variation rythmique minime, a son
corollaire dans la partie de piano où, par deux fois également, on trouve une
double ligne mélodique directrice (à l’octave) sous forme d’extension de note
(sol) avec interpolation par broderie : une première fois sol - la $ - sol, la seconde fois amplifiée sol - la 8 - la $ - sol.
Exemple 3
Cette double structure
s’accompagne d’une structure unique, étalée sur les deux mesures, sous forme de
ligne directrice chromatique descendante.
Exemple 4
C’est cette structure,
étendue aux deux premières mesures, qui donne son unité à la première
incise : celle-ci n’est donc pas seulement une duplication, même libre.
En ce qui concerne les
cellules génératrices, on constate des modes de duplication variés :
- cellule A duplication stricte
- cellule B duplication rétrogradée
- cellule C notes identiques, variation de
l’ordre d’apparition
- Cellule D principe identique (deux notes en
chromatisme descendant, une note en intervalle de quarte), application
complémentaire dans la duplication.
Exemple 5
Harmonie
Les deux mesures font
entendre chacune un balancement tonique - dominante en do, avec insistance sur
le degré de tonique (trois temps pour I, un temps pour V). La basse de ce
balancement est marquée très simplement à la main gauche,
L’harmonisation est cependant
plus complexe :
-
L’accord
I se voit amplifié de sa septième mineure et sa neuvième majeure ;
-
L’accord
V, sur la première mesure, est une neuvième mineure de dominante, avec
équivalent- quinte ré $. Sur la seconde mesure, la neuvième majeure intervient est également
entendue.
Exemple 6
Réduction des harmonies
Le fa # et le do 8 de l’accompagnement sont respectivement appoggiature de la tonique sol
et de la note sensible si 8 de l’accord de dominante. Paradoxalement, ce même fa
# apparaît dans la mélodie sans qu’aucune résolution n’en résulte. C’est bien
la preuve que la ligne mélodique directrice de la voix est le mouvement mi $ - ré, et que le fa #, note étrangère sous forme d’appoggiature à l’accompagnement, est également note
étrangère, broderie tronquée, à la voix.
Incise 2, mesures 3 - 6 (début), Fraîcheur voilée
de caresses, de regards et de paroles
Exemple 7
Mélodie
L’accompagnement en doubles croches suit le processus
initial (groupements de forme f x x x x x x x ) jusqu’à
la fin du deuxième vers et donc la moitié du poème. La rupture rythmique par un
discours plus lié et un mouvement mélodique à la main droite du piano, en
apparence de marche, sur les mots de regards et de paroles.
Exemple 8
Poulenc oppose à la logique
mélodique descendante des deux premières mesures un mouvement ascendant, masqué
par les mouvements d’octave.
Exemple 9
Réduction des octaves
Cette montée est globalement
conjointe, à l’exception d’un fa théorique en antépénultième note.
Exemple 10
Mais chaque terme du poème, individualisé par des
silences, est également individualisé mélodiquement. On a successivement :
Fraîcheur
voilée de caresses
e
e
De regards
e
e
Et de paroles
Exemple 11
Exemple 12
Exemple 13
Harmonie
La ligne de basse indique
encore des degrés tonique et dominante, de manière densifiée : la
dominante s’appuie maintenant sur deux temps par accord (contre dans la
première incise). L’espace tonal, toujours en mineur, s’agrandit (do, puis si $, la, fa) et se densifie aussi (quatre temps par
emprunt tonal, contre dix temps pour le do initial). Il s’agit ici d’un parcours
suivant le principe de l’harmonie des médiantes, principe romantique dont Poulenc
n’est pas avare, mais amené plus classiquement par le passage en si $ du début de la mesure 4.
Exemple 14
Le matériel harmonique est
conforme à l’usage habituel de Poulenc :
Exemple 15
Plusieurs aspects harmoniques
consolident la cohérence formelle de cette incise :
-
Le matériau
harmonique de tonique (quatre accords) présente des similitudes :
1.
accords
avec neuvième ajoutée, sans septième (en position d’appoggiature pour si $, la et fa) ;
2.
notes
étrangères uniquement pour les accord de tonique : si 8 pour do mineur, la et mi 8 pour si b
mineur, si 8 pour la mineur, mi 8 pour fa
mineur).
-
La
basse do - fa, sous une harmonisation différente, ouvre et clôt cet épisode
-
La
fin de l’incise est annoncée par le dernier accord de dominante de l’épisode
dont l’enrichissement par sa tierce modale et l’équivalent-quinte
(la $) fait
rupture ;
Exemple 16
Troisième incise, mesures 6 (fin) - 7, Amour qui
voile ce que j’aime.
Exemple 17
Mélodie
La dernière incise du poème
est ascendante, à l’accompagnement (la
main droite du piano s’élance sur presque deux octaves) comme à la
voix (ambitus d’octave augmentée, le plus important de la pièce). Dans le
même temps, le compositeur demande un diminuendo contrariant le
mouvement vocal naturel et retenant l’emphase, à l’instar de l’indication strictement
sans ralentir.
La logique mélodique est
clairement une cadence en do.
Exemple 18
Cette cadence est
particulièrement sensible sur le mouvement descendant (c’est précisément
l’étymologie du mot cadence) final mi - ré - do.
Harmonie
L’harmonie de contredit pas
ce mouvement cadentiel, mais le traite avec subtilité, car l’harmonisation très
consonante de cette cadence, à la fin de l’incise, est précédée d’un discours
plus tendu, typiquement poulencquien, mais qui se
réduit à un simple emprunt à la dominante de la dominante, ainsi traité :
-
accord
sans fondamentale ;
-
quinte
juste la 8 complétée par ses équivalents la $ et si 8, ce qui
conduit en particulier à la cohabitation la $ - la 8 (quinte juste) entre piano et voix ;
-
le
sol $ est une enharmonie de commodité pour fa #, note
sensible de do V de V ;
-
cette
note sensible est complétée par la tierce modale fa 8
Exemple 19, harmonie de la fin de la mesure 6
Cela s’enchaîne logiquement
avec la simple dominante du ton principal, sur un accord de septième de
dominante à équivalents-quinte ré # et mi 8. Le fa # de la mélodie est appoggiature de la fondamentale sol.
Exemple 20, harmonie du début de la mesure 7
La résolution s’effectue en
DO (sur les mots ce que j’aime), avec à la mélodie l’appoggiature
« à la Chopin » rendant subitement le discours beaucoup plus
conventionnel.
Exemple 21
Dernière incise, mesures 8 - 9, piano seul
Le piano change de caractère
pour cette conclusion à profil descendant, aux quatre temps accentués, avec un
effet d’appoggiature du majeur par le mineur, avant conclusion définitive (sec)
en majeur.
Exemple 22