TEXTE ET FORME MUSICALE
Observons de quelle
manière le compositeur prend en compte les aspects relatifs au texte pour
organiser la forme musicale. Nous choisissons comme corpus d’observation de Stabat Mater, dont la durée, en 12
mouvements et 13 formes (nous subdivisons le cinquième mouvement en
deux, chacun possédant sa forme autonome),
devrait donner une idée juste de l’organisation choisie par le compositeur.
Nous subdivisons le cinquième mouvement en deux, chacun possédant sa forme
autonome.
Nous avons successivement :
1er mvt. : intro. - A1 - A2
2ème mvt. :
intro. - A1 - A2 - A3 - concl.
3ème mvt. :
A - transition - B - transition - A’
4ème mvt. :
intro. - A1 - A2 - A3 - B1 - B2 - B3 - concl.
5ème mvt. I
: A1 - A2 - A3 - transition
5ème mvt.
II : intro. - A1 - A2 - concl.
6ème mvt. :
intro. - A1 - A2 - A3 - B.
7ème mvt. :
A1 - A2 - A3 - concl.
8ème mvt. :
A1 - A2 - A3
9ème mvt. :
intro. - A - B - concl.
10ème mvt. :
intro. - A1 - A2 - concl.
11ème mvt. : A - B
12ème mvt. : A1 - A2 - A3 - B - concl.
- 7 de ces formes se réduisent à une structure A/A’/..., éventuellement encadrée par introductions, transitions et conclusions :
Figure 1
|
Intr. |
A1 |
A2 |
A3 |
Conclusion |
1er mvt. |
|
|
|
|
|
2ème mvt. |
|
|
|
|
|
5ème mvt. I |
|
|
|
|
(transition) |
5ème mvt. II |
|
|
|
|
|
7ème mvt. |
|
|
|
|
|
8ème mvt. |
|
|
|
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10ème mvt. |
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|
- 5 de ces formes tombent dans la catégorie A.../B... dérivée de la précédente, pouvant également être encadrées par introductions, transitions et conclusions :
Figure 2
|
Intr. |
A |
B |
Conclusion |
4ème mvt. |
|
A1 - A2 - A3 |
B1 - B2 - B3 |
|
6ème mvt. |
|
A1 - A2 - A3 |
B |
|
9ème mvt. |
|
A |
B |
|
11ème mvt. |
|
A |
B |
|
12ème mvt. |
|
A1 - A2 - A3 |
B |
|
- Seule la forme lied du 3ème mouvement dépasse la simple narration continue du texte :
Figure 3
|
A |
Trans. |
B |
Trans. |
A’ |
3ème mvt. |
|
|
|
|
|
Il présente cependant, au-delà des symétries du lied, des correspondances textuelles strictes ; même les épisodes de transition intègrent strictement ce paramètre :
Figure 4
A |
O
quam tristis et afflicta |
et
afflicta |
Fuit
illa benedicta |
Mater unigeniti |
|
|
|
|
+ orchestre |
Transition |
O
quam tristis et afflicta |
|
|
|
B |
|
|
Fuit illa benedicta Fuit illa benedicta |
Mater unigeniti Mater unigeniti |
Transition |
orchestre seul |
|
|
|
A’ |
O
quam tristis et afflicta |
et
afflicta |
|
orchestre seul |
Dès la forme générale, c’est donc le plus souvent la forme littéraire qui détermine la forme musicale.
· Les interventions orchestrales procèdent de cette logique en se substituant éventuellement au texte chanté dans des lieux formels donnés : le Mater unigeniti + orchestre de A a pour corollaire l’orchestre seul de A’ ; le O quam tristis et afflicta de la 1ère transition a pour corollaire l’orchestre seul de la 2ème.
En d’autres termes, l’organisation orchestrale tient de la forme littéraire, dont elle offre, en son absence, comme autant de rappels muets de celle-ci :
Figure 5
A |
Mater
unigeniti |
|
+ orchestre |
A’ |
orchestre seul |
|
|
Transition |
O
quam tristis et afflicta |
Transition |
orchestre seul |
De même, introduction et conclusion peuvent être de simples artifices formels ne masquant pas la linéarité de la forme, comme dans le 9ème mouvement :
Figure 6
Intr. |
Sancta Mater, istud agas, Crucifixi fige plagas, Cordi meo valide |
A1/A2 |
Tui nati... |
B1/B2/B3 |
Virgo... |
Concl. |
Fac me tecum plangere. |
· En résumé, la forme du texte sacré induit la forme musicale, qu’il y ait ou non introductions et conclusions, et même dans le cas d’épisodes non vocaux, ou d’interventions de chanteurs solistes, comme dans le 10ème mouvement. Cette forme se réduit généralement à un schéma simple, de type A/A… ou A/B…
A un niveau directement inférieur de segmentation, l’organisation reste rattachée au texte. Le déroulement s’y effectue avec de multiples réitérations du texte formant incises et groupes d’incises. Dans le premier mouvement, notons :
Figure 7
Intr. |
|
|
|
|
|
A1 |
|
Stabat
Mater |
Juxta
crucem |
|
|
A2 |
|
Stabat
Mater |
Juxta
crucem |
Dum
pendebat |
|
A3 |
|
Stabat
Mater |
Juxta
crucem |
Dum
pendebat |
|
B1 |
|
Stabat
Mater |
Juxta
crucem |
Dum
pendebat |
|
B2 |
Lacrimosa |
|
|
Dum
pendebat |
|
B3 |
|
|
|
Dum
pendebat |
Filius |
Seules peuvent varier les durées des divers épisodes. Cela se traduit par le fait que chacune des parties sujettes à reproduction est unique, malgré les réitérations. Par exemple, dans le 8ème mouvement, de type A1 - A2 - A3, notons :
Figure 8
|
Fac ut ardeat cor meum |
In amando Christum Deum |
Ut
sibi complaceam |
|
|||||||
|
A1 |
6 mesures |
|
2 mesures |
|
7
mesures |
|||||
|
A2 |
3
mesures |
|
3
mesures |
|
4 mesures |
|
||||
|
A3 |
3 mesures |
|
3
mesures |
|
7
mesures |
|||||
Une grande partie du corpus étant consacrée à la mise en musique de texte poétiques, nous observerons que la forme musicale générale est, à l’instar de la musique sacrée, également dirigée par le texte. Les processus d’observation précédents peuvent donc être repris, mais d’autres types d’analyse, comme ceux qui sont issus des concepts linguistiques relatifs à la fonction poétique peuvent diriger notre observation. Nicolas RUWET en a montré la grande richesse d’exploitation (Langage, musique, poésie, éditions du Seuil, collection Poétique, 1974). Dans la deuxième partie, Poétique, et plus particulièrement, pp. 151-175, L’analyse structurale de la poésie, il reprend les théories du linguiste Samuel R. LEVIN et les concepts relatifs à la fonction poétique tels que l’entend Roman JAKOBSON (Linguistique et poétique, in Essais de linguistique générale, éditions de Minuit, 1981, vol. 1 : les fondations du langage, p. 209-248).
Prenons le deuxième mouvement de Figure Humaine. Voici le poème d’Éluard :
LE RÔLE DES FEMMES
En chantant les servantes s'élancent
Pour rafraîchir la
place où l'on tuait
Petites filles en
poudre vite agenouillées
Leurs mains aux
soupiraux de la fraîcheur
Sont bleues comme une
expérience
Un grand matin joyeux
Faites face à leurs
mains les morts
Faites face à leurs
yeux liquides
C'est la toilette des
éphémères
La dernière toilette
de la vie
Les pierres
descendent disparaissent
Dans l'eau vaste
essentielle
La dernière toilette
des heures
A peine un souvenir
ému
Aux puits taris de la
vertu
Aux longues absences
encombrantes
Et l'on s'abandonne à
la chair très tendre
Aux prestiges de la
faiblesse.
Suivant les procédures d’analyse structurale, le poème est réécrit dans la figure 19 mettant en évidence les éléments syntagmatiquement et sémantiquement équivalents notés les uns en dessous des autres. Ces éléments équivalents permettent la résolution en autant d’équivalences paradigmatiques caractéristiques de l’art poétique : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection [l’axe paradigmatique] sur l’axe de la combinaison [ou l’axe syntagmatique] » : Roman Jakobson, Linguistique et poétique, in Essais de linguistique générale, cité par Nicolas RUWET.
Ici, l’organisation détermine ici 6 épisodes :
Figure 9
En
chantant les servantes s’élancent Pour rafraîchir la place où l’on tuait
|
Petites
filles en poudre |
vite agenouillées |
2
Leurs
mains aux soupiraux de la fraîcheur Son bleues comme une expérience
un
grand matin joyeux |
3
Faites
face à leurs mains les morts
Faites face à leurs yeux liquides |
4
C’est la toilette des éphémères
la dernière toilette de la vie Les pierres descendent
disparaissent Dans l’eau vaste
essentielle
La dernière toilette des heures |
5
A peine un souvenir ému Aux puits taris de la vertu
Aux longues absences encombrantes |
6
Et l’on
s’abandonne à la chair très tendre
Aux prestiges de la faiblesse
|
Quant à la forme musicale, elle est de type A - A’ - B - C.
A' est une reprise de A :
En chantant les servantes s'élancent (mesures 1 et 12)
Pour rafraîchir la place où l'on tuait (mesures 3 et 14)
Petites filles en poudre vite agenouillées (mesures 5 et 16)
Leurs mains aux soupiraux de la fraîcheur (mesures 8 et 18)
Sont bleues comme une expérience (mesures 10 et 20)
Un grand matin joyeux (mesures 11 et 21)
B et C sont séparées par un changement de tempo et individualisées par le caractère qui en découle :
Figure 10
A |
mes.
1 |
3 |
5 |
8 |
10 |
11 |
|
mi phrygien I |
mi phrygien I |
6/4tes M.A. polymodal |
6/4tes M.A. polymodal |
6tes M.A. éolien |
mi V éolien |
||
A’ |
12 |
14 |
16 |
18 |
20 |
21 |
|
@ 1 |
@ 3, ½ ton + haut |
dissonances |
SI $ V |
7èmes M.A. |
do # II E.H. |
do # I E.H. |
|
> = @
B |
22 |
24 |
26 |
28 |
29 |
31 |
32 |
SOL I |
SOL II (duplication libre) |
sol I E.H. |
6tes M.A. |
7èmes 9èmes M.A. |
mi V |
mi V |
C |
35 |
37 |
38 |
41 |
42 |
44 |
46 |
mi I |
mi I E.H. |
mi I 6/4tes M.A |
mi I 6tes M.A. |
MI I - V |
MI IV |
MI II-V - I |
(Rappelons que les sigles E.H. et M.A. signifient respectivement extension harmonique et mélodie d’accords).
Forme musicale et structure poétique ne coïncident que très globalement. Si nous rapportons la segmentation musicale A-A’-B-C à la structure du poème, nous obtenons :
Figure 11
En
chantant les servantes s’élancent Pour rafraîchir la place où l’on tuait
|
Petites
filles en poudre |
vite
agenouillées |
|
Leurs
mains aux soupiraux de la fraîcheur Son bleues comme une expérience
un grand matin joyeux |
B
Faites
face à leurs mains les morts
Faites face à leurs yeux liquides |
C’est la toilette des éphémères
la dernière toilette
de la vie Les pierres descendent
disparaissent Dans
l’eau vaste
essentielle
C La dernière toilette des heures |
A peine un souvenir ému Aux puits taris de la vertu
Aux
longues absences encombrantes |
|
Et l’on
s’abandonne à la chair très tendre
Aux prestiges de la faiblesse |
En comparant avec les organisations formelles relatives à la musique sacrée, nous constatons une différence de traitement : à une forme musicale rigoureusement orientée par la segmentation du texte sacré, nous pouvons opposer un certain détachement musical de la structure poétique. Celle-ci, servie par les équivalences syntagmatiques, n’est que superficiellement prise en compte par Poulenc, et les aspects textuels ne sont que des guides très généraux.
Nous observons parfois chez Poulenc des particularités d’écriture rythmique dont l’effet paraît purement visuel, et qui ne remet pas en cause la perception musicale. C’est souvent un simple artifice formel. Nous en trouvons un exemple dans la chanson A peine défigurée, qui s’achève ainsi :
Exemple 1, A peine défigurée
Sur le plan musical, le rajout de la mesure 21 est superflu, car le point d’orgue (court, de surcroît), aurait pu se placer sur le dernier temps de la mesure 20 sans que le résultat sonore soit modifié. L’importance de cette mesure apparemment surnuméraire est d’ordre formel. En effet, la pièce présente un plan tripartite A - B - C avec :
Partie A : 5 + 2 mesures (coda de A, précisée par le chiffre 1), soit 7 mesures :
Adieu tristesse.
Bonjour tristesse.
Tu es inscrite dans
les lignes du plafond.
Tu es inscrite dans les yeux que j’aime.
Partie B : 5 + 2 mesures (du chiffre 2 au chiffre 3), soit 7 mesures :
Tu n’es pas tout
à fait la misère,
Car les lèvres les
plus pauvres te dénoncent
Par un sourire.
Bonjour tristesse.
Partie C : du chiffre 3 à la fin, soit 2 + 2 + 2 mesures. Pour que l’équilibre théorique soit assuré et arrive à 7 mesures, il faut rajouter la mesure finale :
Amour des corps
aimables.
Puissance de l’amour.
Dont l’amabilité
surgit
Comme un monstre sans
corps.
Tête désappointée.
Tristesse, beau visage.
Si le déroulement linéaire du texte engendre la forme continue de l’œuvre, c’est parce qu’il est, sur le plan polyphonique, très généralement traité syllabiquement et homophoniquement. Le compositeur obtient ainsi une succession d’unités brèves et individualisées, les incises. Les caractéristiques et l’organisation propres de ces dernières sont la transposition plurielle du niveau mélodique :
Exemple
2, Sécheresses, troisième mouvement
· Poulenc sort rarement de ce cadre d’organisation ; le fugato est rare et les effets contrapuntiques, toujours embryonnaires, sont rapidement désamorcés par retour à l’homophonie : voir les exemples suivants, où elle est strictement rétablie au bout de deux mesures :
Exemple 3, Messe en Sol Majeur, premier mouvement
Exemple 4, Timor et tremor
Exemple 5, Vinea mea electa
· Silences, liaisons et respirations concourent à l’individualisation de ces incises :
Exemple 6, Quatre petites prières de Saint François d’Assise
Exemple 7, La blanche neige
· Le compositeur peut associer plusieurs de ces paramètres, opérant ainsi une hiérarchisation formelle (ce qui ne devrait pas être indifférent dans l’optique de l’interprétation musicale) :
Exemple 8, Un Soir de neige, troisième mouvement
· Poulenc fait aussi appel aux dynamiques en paliers, contrastes d’effectifs ou de timbres, qui contribuent ainsi à la création de plans sonores nettement individualisés :
Exemple 9, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemple 10, Sécheresses, premier mouvement
· Le rythme peut contribuer à la segmentation et particulièrement les valeurs rythmiques finales. En ce domaine, ce n’est pas la valeur en soi qui délimite les épisodes formels, mais la récurrence de ces valeurs au sein d’une même pièce :
Dans Quem vidistis pastores dicite, hors points d’orgue, la quasi totalité de la segmentation s’articule sur des valeurs brèves (49 : e, contre seulement 2 < f et 1 :. f d, soit 95 % des articulations). Les points d’orgue cadentiels respectent cette logique, le deuxième étant précisé court et le premier étant écrit sur des valeurs plus brèves.
· Au contraire, dans Timor et tremor, la valeur générale des articulations se situe autour de deux temps : respectivement 10 >. e, 6 @, 2 @ ’ et 1 @ liée à : e, soit 19 articulations autour de deux temps, et 3 seulement en noires (soit 90 % des articulations autour de deux temps).
Le souci qu’a le compositeur à individualiser les incises par une notation rythmique adaptée s’observe dans les révisions de la partition originale de Figure Humaine où les fréquentes modifications rythmiques de fins d’incises, introduisant le monnayage de la valeur finale avec apparition d’un silence à valeur formelle si ce n’est sonore font apparaître ce trait d’écriture comme paramètre de segmentation à part entière. Dans l’exemple suivant, la modification est notée en vert :
Exemple 11, Figure Humaine, premier mouvement
· Au niveau polyphonique, nous retrouvons ce principe d’individualisation des incises. A titre d’exemple, voici de quelle manière la segmentation s’effectue sur l’ensemble du premier mouvement de Figure Humaine. Chaque transition d’une incise à la suivante fait l’objet d’au moins un changement parmi les paramètres suivants :
répartition et nombre de voix - dynamiques - homophonie - liaisons - juxtaposition/tuilage - harmonie
Figure 12
Gr. d’incises |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9 |
||||||||||||
Nbre de voix Chœur 1 |
|
1 |
6 |
1 |
4 |
6 |
4 |
5 |
|
|
6 |
4 |
|
5 |
3 |
|
|
|
|
6 |
6 |
Nbre de voix Chœur 2 |
1 |
6 |
6 |
|
|
6 |
|
|
4 |
5 |
|
|
5 |
|
|
5 |
6 |
5 |
5 |
6 |
6 |
Dynamiques |
ff |
ff |
ff |
ff |
p |
ff |
pp |
pp |
mf |
f < ff |
p |
mf < f |
mf |
< f |
p |
mf < f |
dim > pp |
pp |
pp |
pp ppp < |
ff |
Homophonie stricte |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
x |
|
x |
x |
x |
x |
|
|
|
x |
Liaisons |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
x |
x |
|
|
Tuilage avec la suite |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
x |
|
|
|
x |
|
|
|
|
Harmonie |
I si |
V la |
V la |
I si |
V la |
V la |
I mi |
V SOL $ |
II si $ |
V fa |
V do |
V FA |
I fa |
I sol |
V sol |
V do |
V fa # |
IV si |
V SOL |
V si |
I si |
Remarques :
- si les incises font appel, en plus du Vème degré, aux degrés I, II ou IV, les groupes d’incises se concluent systématiquement sur des demi-cadences sauf, bien sûr, la cadence finale. C’est essentiellement de cette manière que s’effectue la hiérarchisation groupes d’incises - incises de base ;
- le souci qu’a le compositeur d’individualiser les épisodes formels fait qu’au groupe d’incises 8, où il n’y a aucune modification de paramètre, les liaisons sont là, et seulement là, pour indiquer les incises :
Exemple 12, Figure Humaine, premier mouvement
Ces unités formelles,
balisées par la forme littéraire et segmentées par l’ensemble des paramètres
musicaux, sont organisées comme autant de collages obéissant à un processus de
réitération particulier, généralement nommé duplication. Nicolas RUWET (op.
cit., Notes sur les duplications dans les
oeuvres de Debussy, p. 70), parlant de cette forme chez Debussy, a repris
la définition qu’André SCHAEFFNER nommait pour sa part reduplication : « Procédé
qui consiste à doubler systématiquement chaque phrase mélodique ».
Ce terme de duplication est parfaitement adapté pour définir la production d’un double puisque c’est bien à cela que nous renvoie l’étymologie du terme. On trouve des duplications strictes, où le double est la reproduction parfaite du modèle, ou des duplications libres, lorsque la reproduction procède du modèle avec des modifications de détail.
Pour nommer la reproduction double d’un modèle (A - A - A), la langue française utilise les termes de tripliquer, triplication, triplicata, que nous préférons à toute autre désignation. Enfin, ce principe étant hiérarchisé, proposant différents niveaux de reproduction, le musicien a besoin d’un terme générique décrivant le processus général. Là aussi, le terme existe : réplication : Dictionnaire ROBERT : « Mécanisme par lequel le matériel génétique se reproduit continuellement sous la même forme ». Ainsi, duplications, triplications, et leur combinatoire, forment le phénomène de réplication.
Afin d’être très précis par rapport à l’utilisation de ces termes, présentons les principales caractéristiques de ces réplications.
Dans l’exemple qui suit, il y a duplication stricte des mesures 8-9 sur les mesures 10-11, à toutes les voix ; l’ordre harmonique fait donc, également, l’objet d’une duplication :
Exemple 13, Stabat Mater, douzième mouvement
Lorsque la réplication d’un modèle est libre, ce peut être par variation textuelle, rythmique, mélodico-harmonique. Elle peut également être également tronquée par élision d’éléments générateurs, densifiée, développée, etc. Nous présentons ici quelques exemples significatifs, mais non exhaustifs.
· Très fréquemment, comme dans l’exemple suivant, une modification de l’attaque est effectuée par densification rythmique :
Exemple 14, Salve Regina
· Ce peuvent être des inversions de valeurs :
Exemple 15, Stabat Mater, troisième mouvement
· La combinaison des deux techniques précédentes peut donner ce qui suit :
Exemple 16, Figure Humaine, huitième mouvement
· De ces variations rythmique peut résulter soit une densification suivant le cours de la réplication, soit, au contraire, un rallongement. Le premier cas s’observe dans la triplication présentée à l’exemple suivant. Le sentiment de densification est dû :
- au monnayage des deux noires initiales en quatre croches (systèmes 1 et 2) ;
- à la suppression progressive de matière (une croche au système 2, et deux croches au système 3) :
Exemple 17, Sécheresses, troisième mouvement
· L’exemple suivant présente un allongement du second terme de la duplication en relation avec le texte :
Exemple 18, La blanche neige
Les variations mélodiques des réplications touchent généralement au détail : notes mélodiques, transposition, variation modale.
· Pour la première situation, la forme répliquée ne varie que par l’adjonction de la note de passage si 8 :
Exemple 19, La blanche neige
· L’exemple suivant est une simple transposition. Le contour mélodique reste strictement identique, avec densification rythmique de la queue de la réplication :
Exemple 20, Un Soir de neige, troisième mouvement
· L’extrait de l’exemple suivant fait entendre, aux voix de soprani, un jeu sur la modalité (majeure ou mineure) de la :
Exemple 21, La blanche neige
· Variations rythmique et mélodique peuvent se combiner, comme dans la triplication de l’exemple suivant : A’ fait l’objet, par rapport à A, d’une densification rythmique accompagnée d’enrichissement mélodique ; suit, entre A’ et A’’, un raccourcissement qui conserve le même enrichissement mélodique :
Exemple 22, Quatre petites prières de Saint François d’Assise
· On trouve fréquemment la situation où la transposition mélodique est l’avatar d’une transposition harmonique :
Exemple 23, Timor et tremor
· Le compositeur peut trouver intéressant de donner un éclairage harmonique nouveau à la reproduction stricte ou libre d’un modèle. Observons un cas où la mélodie est invariée, ici enharmoniquement :
Exemple 24, Sécheresses, premier mouvement
Les mesures 97-99 font alterner un accord de sol # [6] et un accord de la $ [+ 4], le tout sur pédale de sol # (le sol 8 des alti est une note de passage). En revanche, aux mesures 100-102, la réplication de la mélodie de soprani est stricte mélodiquement (par enharmonie sol # - la $), mais l’harmonisation en est différente puisqu’elle fait entendre un accord mineur de neuvième d’espèce sur fa 8 :
Exemple 25
· Dans un autre cas de figure, une duplication mélodique stricte ou parente peut s’accompagner d’une variation harmonique comparativement plus importante :
Exemple 26, Un Soir de neige, premier mouvement
Ici, la variation mélodique de détail sur la fin de la réplication (la - si une première fois, contre la - la # pour la réplication) s’accompagne d’une harmonisation au demi-ton inférieur :
Exemple 27
L’harmonisation de ces deux incises est rendue possible par le fait que le mi aigu du premier terme est traité comme équivalent-quinte (la quinte juste de V de VI est ré, et le mi est appoggiature supérieure non résolue), alors que le mi de la réplication est la septième de l’accord de dominante de la dominante (Le deuxième accord de dominante fait appoggiaturer aux soprani la note sensible la # par la tierce modale la 8, alors que cette même note sensible est déjà entendue aux barytons, engendrant la dissonance la 8/la #) :
Exemple 28
L’organisation des réplications s’effectue selon une hiérarchisation de niveaux. Un premier permet des structures généralement binaires ou ternaires, où toutes les combinaisons sont possibles. Si la combinatoire binaire est limitée (A - A), la ternaire est plus vaste et s’appuie sur les bases A-A-A , A-A-B, A-B-B et A-B-A, avec toutes formes de variantes.
Au-delà, nous pouvons un deuxième niveau qui regroupe lui même des combinaisons du premier niveau. Par exemple, deuxième niveau binaire, combinaisons du premier niveau binaire, donnant A-A/B-B, A-B/A-B, ou deuxième niveau ternaire, combinaisons du premier niveau ternaire, donnant par exemple A-A/B-B/C-C... La hiérarchisation peut se développer jusqu’à un troisième niveau selon les mêmes principes.
Observons
par exemple la forme des réplications au début du Gloria (mesures 15-24). Au nombre de cinq (a1...a5) elles sont
individualisées par le texte (Gloria in
excelsis Deo) et l’organisation rythmique e. . r q . e e e e e ee
Sur ces caractéristiques globales, Poulenc définit, en fonction du profil mélodique, deux types d’unités apparentées (a1 et a2), l’une au contour mélodique en éventail, et l’autre plus angulaire :
Exemple 29, Gloria, premier mouvement
Leur organisation est de type ternaire supérieur tronqué. Nous attendions en effet A1-A2/B1-B2/A’1-A’2, or ce dernier est éludé, créant l’entropie de la mesure 25. Nous pouvons schématiser ainsi l’ensemble:
Figure 13
a
1 |
a
2 |
a’
1 |
a’
2 |
b
1 |
b
2 |
b’
1 |
b’
2 |
a’’
1 |
a’’
2 |
A
1 |
A
2 |
B
1 |
B
2 |
A’
1 |
|||||
a |
b |
a’ |
L’observation de ce processus fait apparaître divers phénomènes :
- Les dynamiques sont croissantes jusqu’à B1 puis décroissantes, mais dans une moindre proportion (si nous attribuons les valeurs 1 à mf et 2 à f, nous avons successivement : 1-4-8-6-6).
- La tessiture est de plus en plus aiguë jusqu’à B1 et décroît ensuite, également dans une moindre proportion, puisque les pupitres sont groupés.
- L’ambitus croît jusqu’à B1 puis décroît, toujours dans une moindre proportion (les intervalles sont successivement 5-12-18-12-10).
- Enfin, le nombre d’unités répliquées décroît sur a’, conséquence de son élision :
Figure 14
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Dynamiques
par pupitres |
Voix |
Ambitus |
Nombre
d’incises |
a |
A1 |
mf |
B |
5ème |
4 |
A2 |
2
x f |
B T |
12ème |
||
b |
B1 |
4
x f |
B T A S |
18ème |
4 |
B 2 |
3
x f |
T A S |
12ème |
||
a’ |
A’ 1 |
3
x f |
B T A |
10ème |
2 |
L’équilibre formel de ces mesures n’est pas seulement dû à la forme lied mais aussi, et surtout, à la conjugaison du phénomène de récurrence des incises avec la logique convergente de ses paramètres de variabilité. Pour cette raison également, le groupe d’incises est un objet formel clos dont l’achèvement permet l’apparition d’un nouvel épisode formel, également à base de réplications, sur les mots et in terra pax hominibus. Ce sera alors le retour de a et b pour un nouveau groupe d’incises. Le principe se poursuivra jusqu’à la fin du mouvement.
Nous sommes ici au cœur
de ce qui caractérise le phénomène de réplication chez Poulenc, et que nous
pouvons confronter aux principes debussystes. Chez ce dernier, la
hiérarchisation des réplications procède fréquemment par tuilages ; une alternance
des phénomènes symétriques et dissymétriques est ménagée ; l’ensemble est fondu
dans une suite continue de climats sonores. Ici, le principe de réplication
possède un fort rôle unificateur et le discours apparaît uni, continu et
homogène. En détruisant symétrie et périodicité, en fonctionnant par
enchaînements instables, par reproductions plus ou moins masquées, le
compositeur crée un climat temporel mouvant et insaisissable, aux impressions
sonores sans cesse renouvelées, constamment inattendues et qui, ainsi que le
dit Nicolas RUWET, apparaissent « comme
un tout unique à la perception, de telle sorte que la duplication [n’est]
jamais perçue comme une reprise » (op. cit., Notes sur les duplications dans les oeuvres de Debussy, p. 72).
A l’inverse, Poulenc produit une rhétorique très précisément segmentée et hiérarchisée ; tous les paramètres adaptés servant l’individualisation des épisodes, la forme musicale est, à tous ses niveaux, systématiquement balisée par les repères mélodique, harmonique, rythmique, dynamique, phonologique et textuel. La surdétermination et la hiérarchisation rigoureuse de la forme, loin de masquer les procédures, contribuent à la création d’épisodes parfaitement individualisés et reconnaissables.
Cette conception de la forme, à la fois empruntée à Debussy et en rupture avec son esprit même, reflète d’ailleurs la position ambiguë, sans cesse reconnue, de Poulenc envers son illustre aîné (POULENC, Francis, Entretiens avec Claude Rostand, éd. Juillard, 1954, p. 24) :
En dépit d’une crise antidebussyste par autodéfense à l’époque où j’ai connu Satie, en 1917, Debussy est toujours resté le musicien que je préfère après Mozart. Je ne peux me passer de sa musique. C’est mon oxygène. D’ailleurs la réaction des « Six » était dirigée contre le debussysme, et non contre Debussy. Il faut toujours renier, pour un temps, à vingt ans, ce qu’on a idolâtré, de peur de se couvrir de lierre.
Au final, il reste que cette organisation donne à la musique chorale de Poulenc la marque d’un style clair, concis et vigoureux, auquel le compositeur doit très certainement en grande partie sa reconnaissance actuelle.