TU VOIS LE FEU DU
SOIR
Cette mélodie, première d’un groupe de deux, Miroirs brûlants, a été composée en 1938.
LE POÈME
NOUS SOMMES
Tu vois le feu de soir qui sort de sa
coquille
Et tu vois la forêt enfouie dans la
fraîcheur
Tu vois la plaine nue aux flancs du ciel
traînard
La neige haute comme la mer
Et la mer haute dans l’azur
Pierres parfaites et bois deux secours
voilés
Tu vois des villes teintes de mélancolie
Dorée des trottoirs pleins d’excuses
Une place où la solitude a sa statue
Souriante et l’amour une seule maison
Tu vois les animaux
Sosies malins sacrifiés l’un à l’autre
Frères immaculés aux ombres confondues
Dans un désert de sang
Tu vois un bel enfant quand il joue quand il
rit
Il est bien plus petit
Que le petit oiseau du bout des branches
Tu vois un paysage aux saveurs d’huile et
d’eau
D’où la roche est exclue où la terre
abandonne
Sa verdure à l’été qui la couvre de fruits
Des femmes descendant de leur miroir ancien
T’apportent leur jeunesse et leur foi en la tienne
Et l’une sa clarté la voile qui t’entraîne
Te fait secrètement voir le monde sans toi.
Ce
texte est tiré du cycle Chanson
complète qui marque une étape
importante de la maturation artistique d’Éluard : « … c’est un autre et c’est le même, c’est une
autre Éluard qui est devenu lui-même. Il a franchi le cap de la pureté, ce cap
aux dures épines, aux aiguilles de glace, aux fourmillements de fer. Et voici
qu’il trace ses sillons dans la mer féconde et la maturité. Il est en somme le
premier poète d’après-guerre qui soit victorieusement sorti du prodige et de
l’adolescence. […] On l’avait, sur la foi de ses vers de naguère, de sa "vie
immédiate", baptisé maître en pierres
précieuses, en pierres tout court, en "yeux à casser les
cailloux" ; et voici qu’il n’est plus même possible de parler de la
pâte,mais de la chair de la poésie. Il n’était pas fait pour le tranchant mais
pour le poli […] ; pas pour les articulations dialectiques, mais pour les
veines et l’irrigation profonde ; pas pour le squelette et le minéral,
mais pour l’abondance et la simplicité des plantes […].
Éluard [est] en règle avec lui-même, et
[il] tient les merveilles du monde non plus dans les mangeoires du ciel, ni
même de l’inconscient,mais sûrement dans ses yeux,
dans sa gorge, dans ses doigts ! […].
Ça n’a pas été sans mal. Dix ans, quinze
pour balayer les dogmes, et pour se délivrer non point du surréalisme (car
qu’est-ce que le surréalisme, quelle est sa "définition" ?) mais
de l’école et de ses magisters ; pour renoncer au rythme bref, aux voix de
tête et à leurs fausses sécurités : pour oser respirer »[1].
Dans ce poème, il y a une emphase continuelle
d’ordre sensitif, particulièrement symbolisée par le visuel. L’accumulation de
nombreuses images d’approximativement même nature semble caractériser le titre Nous
sommes dans une séquence qui imite l’effet d’une peinture surréaliste. Les
images sollicitées apparaissent successivement comme dans une sorte de collage
placé en perspective par la répétition de Tu voix, tu vois qui est la
clé du mystère de la multiplicité des évocations.
Par celles-ci, le poète évoque une sensualité
dirigée vers l’être aimé. Et les lignes finales mettent ces images en
perspective en permettant à l’être aimé de voir combien sa vision du monde peut
être futile sans elle.
LA MÉLODIE
Tu vois le feu du soir est la plus
longue mélodie de Poulenc. Une autre compositeur que lui aurait peut être
traduit musicalement un poème comme Nous
sommes en une longue énumération, mais Poulenc a su, par des techniques de
composition adaptées, éviter cet écueil.
Il dit à son sujet : « Le
31 juillet 1938, jour où je quittai Paris pour le Morvan, tandis que je montais
en voiture, ma concierge me remit Chanson complète de Paul Éluard, qui venait
de paraître. Quand je lus, à Anost, le premier poème,
il se superposait si exactement au paysage qui n’entourait qu’en quelques jours
j’écrivis cette mélodie qui est, de loin, une de mes préférées ».[2]
Et également : « Si
j’ai conçu spontanément Tu vois le feu du soir, la réalisation ne m’en a
pas moins donné beaucoup de mal. […]Un poème énumératif réclame une cadence
immuable. Cette longue mélodie (quatre minutes[3]), où il n’y a pas la
diversion d’une double croche, devrait se sauver de la monotonie par le
raffinement de l’écriture pianistique et la simplicité de la ligne vocale.
J’espère ne pas avoir failli à ce programme. L’arabesque s’élance et se
recourbe en deux chutes similaires. Une coda d’une page donne à l’ensemble sa
porté humaine ».[4]
Organisation tonale
Les nombreux changements de tonalité sont à mettre en relation avec les images visuelles du poème, qu’Éluard divise en sept groupes. Poulenc s’écarte d’ailleurs fréquemment des subdivisions d’Éluard, créant de surcroît des subdivisions supplémentaires.
Ces changements tonals ne créent cependant pas de grande tension et ne détruisent pas la tranquillité du poème. Un des moyens essentiels par lesquels Poulenc contrôle la sérénité de la mélodie réside dans l’utilisation de notes pédales et de notes liées. Cela rend le mouvement linéaire des voix parfaitement logique, même si l’harmonie mène à une tonalité éloignée. En réalité, les changements d’ambiance tonale, loin de déranger, apportent au contraire de la fraîcheur à chaque image.
Organisation rythmique
Rythmiquement, et particulièrement au piano, Poulenc utilise son écriture favorite en croches régulières tout le long de la pièce, ce qui lui donne unité et stabilité. Les fréquents changements de mesure sont dus essentiellement à la forme de la versification et, le mouvement de croches restant stables, sans silences ni changement de tempo, ils n’altèrent en rien cette sensation unificatrice qui court tout le long de la mélodie.
Profil mélodique
La simplicité de la mélodie est due essentiellement aux relations intervalliques étroites, dont la prévalence met particulièrement en valeur les rares endroits très disjoints, à la signification dramatique précise.
Exemple 1
Le profil conjoint dominant permet à la mélodie d’aller aisément vers de nouvelles ambiances tonales. De plus cette ligne est doublée au piano, ce qui permet à toute modulation soudaine et brutale de rester dans l’écriture harmonique de l’accompagnement. À cet effet, le compositeur recommande, outre le calme et irréel du chant, que Toute la mélodie sera accompagnée dans un halo de pédales, le chant doucement en dehors, les batteries très confondues.
Exemple 2
Au-delà de la doublure voix - main droite du piano, on observe dès les premières mesures une similitude dans la ligne directrice de la voix et celle de la ligne de basse. Aux mesures 1 - 5 (début), le profil de cette dernière, extension de note de #, est :
Exemple 3
On le trouve de forme développée à la voix, le premier terme do # étant lui-même l’objet d’une extension par interpolation :
Exemple 4
Organisation harmonique
Mesures 1 - 6, Tu vois le feu de soir qui sort de sa coquille Et tu vois la forêt
enfouie dans la fraîcheur Tu vois la plaine nue
Les premiers vers correspondent harmoniquement au balancement tonique - dominante - tonique en do #. La basse, doublure de la voix, est également un mouvement très classique du mode éolien : I - VII - VI - V - I. La douceur d’ensemble vient aussi du fait que la dominante est modale (tierce si 8 au lieu de note sensible si #). On note même, dans le classicisme, le retard du do # par le ré # au premier temps de la mesure 4.
Exemple 5
Mesures 8 - 10, aux flanc du ciel traînard La neige haute comme la mer
Poulenc, dès qu’il quittera le ton de do #, retrouvera ses habitudes harmoniques plus complexes. Il le fait dès la mesure 7 en allant dans le ton de la $ par un enchaînement dominante - tonique. Les accords sont enrichis :
- la neuvième mineure de dominante par ses équivalents-quinte la $ et do $ et sa septième majeure ré 8 ;
- la tonique par septième et neuvième mineures ajoutées.
Exemple 6
L’épisode en la $ débute par un renversement de septième diminuée que l’on retrouve à la fin de la séquence, sur le mot mer, un demi-ton plus bas (compte tenu des enharmonies). Dans les deux cas, l’accord s’articule autour de la tonique et la médiante de l’accord précédent.
Exemple 7
aux |
flanc du ciel traînard La neige haute
comme la |
mer |
|
la $ |
|
Mesures
11 - 13, Et la mer haute dans
l’azur
Ces
mesures sont singulières dans la forme de la pièce, car elles seules forment une
transition où la mélodie est rompue par une mesure de piano solo (mesure 13).
Exemple 8
Cependant,
l’impression mélodique reste continue par la prégnance de l’aigu de main droite
du piano, qui contient la mélodie véritable, de nature d’ailleurs plus
conjointe dans sa confrontation avec la voix chantée.
Exemple 9
Elles
amènent la dominante de fa 8 par une allusion à fa #. Ce glissement
d’une tonalité à une tonalité contiguë est ici singulier dans son rapport au
texte, puisque l’on baisse le ton d’un demi-ton sur les
mots haute dans l’azur.
Exemple 10
On
note :
-
la récurrence des degrés utilisés : II -
V et leur corollaire II abaissé de V - V de V ;
-
la manière dont le IIème
degré (mesures 11 et 12) se
construit en deux temps ;
-
l’absence d’équivalent-quinte dans les
accords de dominante ;
-
en revanche, la dominante de fa apparaît très classiquement par
enchaînement quarte et sixte (rare chez Poulenc) - septième dominante avec
retard de la sensible mi par le fa (main gauche du piano).
Le glissement de fa # à fa 8 est subtilement traité, puisque n’apparaissant pas simultanément dans la dimension mélodique et dans la dimension harmonique. En effet, si la transition apparaît sans conteste à la mesure 12 pour l’harmonie, la ligne mélodique prégnante -celle de la main droite du piano - peut aussi être entendue en fa #.
Exemple 11
Mesures
14 - 19, Pierres parfaites et bois
doux secours voilés Tu vois des villes teintes de mélancolie dorée, des
trottoirs pleins d’excuses
Après résolution de l’accord de dominante précédent, ces mesures vont suivre un parcours tonal par tierces, de fa 8 à la $ et do 8, cet aboutissement étant à la tonalité contiguë du ton principal de do #.
Aux mesures 14 - 15, l’accord de tonique de fa est ici enrichi de sa septième mineure et sa neuvième majeure.
Exemple 12
À la mesure 16, on passe de fa en la $ par un accord pivot, à la fois sous-dominante de fa et IIème degré de la $.
Exemple 13
Aux
mesures 17 - 19, on passe de la $ à do.
Exemple 14
Ce
processus s’effectue :
1. Par articulation autour d’un renversement de septième diminuée qui arrive chromatiquement de la tonique de la $ avec sixte ajoutée (mesure 17) et joue sur l’enharmonie do $ - si 8.
Exemple 15
2. Vient alors une cadence par quarte et sixte interpolée harmoniquement et mélodiquement par une harmonie de V de V sous forme de neuvième mineure sans fondamentale et équivalent-quinte la $.
Exemple 16
Cette
interpolation est également mélodique, à la main droite du piano.
Exemple 17
3. Elle s’enchaîne avec une neuvième mineure de dominante, avec l’équivalent-quinte mi $.
Exemple 18
Celui-ci est traité en appoggiature de la quinte « à la Chopin », comme la neuvième la $ appoggiature la fondamentale sol.
Exemple 19
[1] A. M. PETITJEAN, N.R.F., 1939, 1er septembre, n° 312, pp. 484-486, cité dans La Pléiade, Paul Éluard, Œuvres complètes, volume 1, pp. 1533-1534.
[2] Entretiens avec Claude Rostand, Paris, Julliard, 1959. Il faut d’ailleurs remarquer, comme le rappelle La Pléiade (volume 1, pp. 1535-1536) que « ce ne fut certainement pas Chanson complète, achevée seulement d’imprimer le 6 mai 1939, qu’on lui remit le 31 juillet 1938, mais bien plutôt daté du 15 juillet 1938, le numéro 3 de Mesures où, parmi d’autres poèmes destinés à Chanson complète, figure celui-ci. »
[3] « Minutage exact de l’enregistrement que Pierre Bernac et Francis Poulenc effectuèrent (1958-1960) pour Véga (réédité par Adès). Ce détail, qui n’est pas fortuit, souligne une fois de plus combien Poulenc était attaché à l’exactitude du tempo. » (note de l’ouvrage cité).
[4] Francis POULENC, Journal de mes mélodies, Paris, Cicero éditeurs (Renaud Machart/Salabert), 1993, p. 27.