LE PRINCIPE DES ÉQUIVALENTS-QUINTE
1. L’appoggiature supérieure de la
quinte
3. Appoggiatures de la quinte - quinte
altérée
4. Récapitulatif ; les
équivalents-quinte - Poulenc et Ravel
6. Equivalent-quinte ou note mélodique
?
7. Traitement comme note réelle
8. Ambivalence tonale - Illusion
polytonale - Polyharmonie
9. Le réservoir de notes de l’accord
de dominante - Conclusions
N. B. Dans les
exemples musicaux, les équivalents-quinte seront notés en rouge, et les notes
étrangères en bleu.
C’est autour de ce point que va graviter la
majeure partie de l’originalité harmonique de Poulenc. La technique utilisée va
combiner originalement deux techniques propres au système tonal
finissant : la technique d’accords avec notes de remplacement et
celle d’accords avec notes ajoutées. Nous verrons comment le
compositeur, selon son habitude, reprendra des traits d’écriture préexistants
et les développera jusqu’à les rendre marqueurs de son propre style.
1. L’appoggiature supérieure de la quinte
Dans l’accord de dominante, seule la quinte
est susceptible d’être supprimée ou altérée sans que la fonction harmonique
soit modifiée : c’est la note “ inutile ” de l’accord. Poulenc se sert de cette
particularité pour troubler la perception tonale d’un discours. Mais il ne crée
pas de système ex nihilo : ce trait d’écriture depuis longtemps connu
trouve sa justification initiale dans l’appoggiature supérieure de la quinte,
chère aux romantiques[1] :
Exemple 1, Chopin, Deuxième Ballade
Þ
L’exemple
suivant est également choisi dans le répertoire romantique : l’accord de
sixte sur do serait anormalement chiffré III (en FA), car la est appoggiature,
ici non résolue, de la quinte sol, sur l’accord de dominante, parfaitement
amené par la quarte et sixte de cadence, et se résolvant à la mesure suivante.
C’est pour cette raison qu’elle effectue un mouvement descendant, comme elle
l’aurait fait en présence de la quinte juste. De plus, le fait que l’accord soit
une sixte est un avatar de l’appoggiature non résolue, d’autant que la basse
triplée insiste sur la fondamentale - et donc la fonction de dominante - et non
sur le renversement de sixte qui interdit théoriquement la doublure de la basse
:
Exemple 2, Dvorák, Quatuor Américain, deuxième mouvement
Certains auteurs considèrent cet enchaînement
harmonique comme étant une fonction contrariée. C’est le cas
de Serge GUT (1993 : 13-20), citant Liszt :
Voici le commentaire qui accompagne cet
exemple :
Il est bien certain que si l’on
considère l’accord de sixte sur sol comme appartenant du degré III, on effectue
une analyse « correcte » . Celle-ci, toutefois, ne correspond
pas à l’esprit de la musique. En effet, LISZT a bien martelé avec insistance
(déjà dans les mesures qui précèdent le passage donné) l’enchaînement V - I de
la basse réelle, soutenue par tous les instruments graves de l’orchestre. S’il
avait voulu un enchaînement III - I, il l’aurait écrit, comme il en avait
l’habitude. Mais ici, il voulait absolument ponctuer par une cadence parfaite
.[…] en instillant une couleur modale[2].[…]
C’est bien à un accord de sixte qui se substitue à un accord de quinte que l’on
a affaire, et non à un premier renversement du degré III.
Þ
Le
principe d’appoggiature de la quinte va donner lieu chez Poulenc à de
nombreuses extrapolations. À l’exemple suivant, le compositeur utilise le même
procédé dans un accord de dominante comportant septième et neuvième mineure. La
quinte si $ est ici remplacée par son appoggiature non résolue do
8, aux soprani. Cet accord se résout normalement en LA $ :
Exemple 3, Videntes Stellam
Le mode 2 d’Olivier MESSIAEN (1966, I :
55) engendre également cet accord, que le compositeur nomme 7ème de
dominante avec sixte ajoutée. Mais, simple nuance de vocabulaire, c’est une
sixte ajoutée à une quinte que l’accord ne comporte pas, ce qui nous renvoie
très précisément aux exemples cités ci-dessus. C’est également parce que le
système de Poulenc, une fois généralisé, ne concerne pas seulement
l’appoggiature diatonique supérieure, que nous ne parlons pas de sixte ajoutée,
pas plus, d’ailleurs, contrairement à de nombreux auteurs, que de treizième de
dominante.
Þ
Chez
Poulenc, l’appoggiature supérieure est souvent mineure, même en majeur. Sur les
troisième et quatrième temps de la mesure 20 de l’exemple suivant, l’accord de
dominante de la tonalité de fa mineur voit la quinte sol 8 des alti appoggiaturée par la $. Celui-ci est amené enharmoniquement par sol # de
l’accord de septième d’espèce précédent, et le changement d’orthographe indique
bien la fonction d’appoggiature. Notons également, aux soprani, la logique
mélodique ascendante de la septième, qui s’échappe chromatiquement vers la
fondamentale, la résolution véritable s’effectuant à la partie de barytons :
Exemple 4, Stabat Mater, premier mouvement
Exemple 5, réduction de l’harmonie de dominante
Poulenc développe ce principe avec pour
objectif un effet de masque de l’accord de dominante. Dans une première étape,
nous pouvons observer que l’appoggiature supérieure peut être entendue en même
temps que la note réelle.
Þ
À
l’exemple suivant, l’accord de dominante de la tonalité de do # mineur est
perçu sur l’ensemble des deux premiers temps de la mesure, à l’état fondamental
et quinte juste sur le deuxième temps. Au premier temps, la fondamentale sol #
est absente, cependant que la neuvième est entendue aux alti, et la quinte mi
des ténors en même temps que son appoggiature ré # aux basses. Au tempo requis
par l’auteur (>
= 184), nous entendons l’accord de
dominante comme issu d’une double appoggiature, celle de la fondamentale par la
neuvième la, et celle de la quinte par le mi, avec résolution normale pour la
première (alti) et irrégulière pour la deuxième, étant inscrite dans l’ordre
vertical par superposition à la note réelle, et dans l’ordre horizontal par
déstructuration du courant mélodique mi/ré (ténors/sop. - mez.) :
Exemple 6, Figue Humaine, cinquième mouvement
Exemple 7, réduction de l’harmonie
Une autre manière de systématiser le traitement
de la quinte de l’accord de dominante par appoggiature consiste à utiliser des
appoggiatures inférieures. Corollaire des appoggiatures supérieures, si
l’appoggiature inférieure est majeure, la note appartiendra à l’échelle
considérée, au contraire de l’appoggiature mineure.
Þ
À
l’exemple suivant, également en do # mineur, la quinte ré # est accompagnée de
son appoggiature supérieure mi, ainsi que de son appoggiature inférieure do #,
entendue en même temps que la note réelle à la fin de la mesure 25 :
Exemple 8, Vinea mea electa
Exemple 9, réduction de l’harmonie
3. Appoggiatures de la quinte - quinte altérée
De même que l’appoggiature de la quinte,
l’utilisation de la quinte altérée fait partie des processus d’écriture
harmonique couramment pratiqués par les compositeurs romantiques. On trouve
l’enchaînement suivant chez Schumann (HAKIM-DUFOURCET,
1991 : 41-42) :
Exemple 10, Schumann, Am
leuchtenden Sommermorgen (Dichterliebe, op. 48, n° 12)
La première partie de la mesure fait entendre
la quinte juste do 8, mais pas la note sensible la 8 qui apparaît dans la seconde partie, complétée par la
quinte augmentée do # ; de même, la neuvième majeure est seulement
entendue dans la première partie :
Exemple 11, réduction de l’harmonie
Par enharmonie, les appoggiatures de quintes
peuvent être traitées en quintes altérées. Observons le cas des appoggiatures
inférieures.
Þ
À
l’exemple suivant, nous en avons les deux orthographes, pour des raisons de
commodité : l’accord de dominante de la dominante en la mineur, tonalité du
mouvement (mesure 18), donne l’orthographe mi # aux ténors, indiquant l’appoggiature
inférieure (non résolue) de la quinte fa #, cependant que les barytons ont un
fa 8, orthographe indiquant la quinte abaissée.
Nous notons la neuvième mineure do qui brode
la fondamentale aux basses, le la des ténors, alti et soprani, à la mesure 19,
équivalent-quinte de l’accord de dominante, et le discours mélodique parfois
très disjoint :
Exemple 12, Figure Humaine, sixième mouvement
Exemple 13, réduction de l’harmonie de dominante secondaire
La quinte abaissée peut elle aussi être compléter
la quinte juste.
Þ
À
l’exemple suivant, l’accord de si dominante fait entendre, sur la mesure 181,
la quinte juste fa # (soprani) ainsi que la quinte abaissée fa 8. La perception de l’accord est d’autant plus troublée
que la quinte altérée est placée à la basse[3]
:
Exemple 14, Sécheresses, deuxième mouvement
Exemple 15, réduction de l’harmonie
4. Récapitulatif ; les équivalents-quinte -
Poulenc et Ravel
Pour résumer ce principe d’appoggiatures et
notes altérées diverses concernant la quinte de l’accord de dominante, nous
dirons que Poulenc est original en ce que :
-
il
fait à la fois appel à la technique d’accords avec notes de remplacement (le ou
les équivalents-quinte à la place de la quinte juste) et à celle des accords
avec notes ajoutées (le ou les équivalents-quinte en plus de la quinte
juste) ;
-
ces
notes sont tirées de l’éventail des possibles suivant (dans le cas de l’accord
de sol dominante de DO) :
do -
do # (ré $) - ré 8 - ré # (mi
$) - mi 8 ;
Nous les appelons équivalents de la
quinte juste de l’accord de dominante (terme résumé par celui d’équivalent-quinte)
qui, avec la quinte juste, s’inscrivent dans le total chromatique compris entre
les deux pôles du triton sensible/septième[4].
Nous pouvons résumer l’accord de dominante de la façon suivante, où les
équivalents-quinte sont notés en rouge :
Exemple 16
Ce réservoir contient deux sons n’appartenant
pas à l’échelle de la tonalité considérée, ici, le do # (ré $) et le ré # (mi $),
ce qui ne sera pas sans conséquence dans la perception tonale de certaines
harmonies, soit qu’il soit possible de suggérer d’autres tons, des modalités
diverses, voire une la brève polytonalité.
Si la technique d’accords avec notes ajoutées
n’est pas novatrice, la technique d’accords avec notes de remplacement ne l’est
guère plus. Pour cette dernière, Françoise GERVAIS (1971 : 106-107) cite à
propos Chopin, Fauré et Debussy. Mais ce qui va être
propre à Poulenc est la systématisation de l’utilisation des équivalents-quinte
dans l’accord de dominante, révélant un esprit de système qui va véritablement
caractériser son style harmonique.
Outre Fauré et Debussy, le principe des
équivalents-quinte suggère un parallèle avec le langage harmonique de Ravel,
dans son rapport à la fonction de dominante. En effet, Ravel utilise
fréquemment des progressions harmoniques dont les fondamentales sont séparées
par :
1)
des
quartes augmentées (ou quintes diminuées) ;
2)
des
quartes diminuées (ou quintes augmentées).
Jean-Claude TEBOUL
(1988 : 65-97) a répertorié, dans le corpus des œuvres pour piano, les
exemples suivants :
1)
Dans
la catégorie des fondamentales séparées par une quarte augmentée (ou quinte
diminuée) :
Tableau 1
D |
T |
Morceaux |
mi |
la # |
Jeux d'eau, mesure 24 |
si $ |
mi |
Menuet de la Sonatine, mesures 38-39 |
la |
ré # |
Sonatine III, mesures 72-73 |
sol |
ré $ |
Noctuelles, mesures 125-126 |
do # |
sol |
Noctuelles, mesures 18-19 |
la |
sol $ |
Oiseaux tristes, mesures 28-29 |
mi $ |
la |
Une barque sur l'océan, mesures 110 -111 |
sol $ |
do |
Ondine, mesures 46-47 |
sol # |
ré |
Ondine, mesures 83-84 |
mi $ |
la |
Ondine, mesures 51-52 |
si $ |
mi |
Ondine, mesure 61 |
do # |
sol 8 |
Le gibet, mesures 23-26 |
sol |
do # |
Valse I, mesures 39-40 |
fa |
si |
Valse I, mesure 45 |
mi $ |
la |
Valse I, mesure 46 |
do |
fa # |
Valse I, mesure 51 |
si $ |
mi |
Valse I, mesure 52 |
do # |
sol |
A la manière de Chabrier, mesures 20-21 |
ré |
sol # |
Tombeau de Couperin, prélude, mesure 66 |
do |
fa # |
Tombeau de Couperin, prélude, mesure 67 |
si $ |
mi |
Tombeau de Couperin, toccata, mesures
243-244 |
sol |
do # |
Tombeau de Couperin, toccata, mesures
90-91 |
2)
Dans
la catégorie des fondamentales séparées par une quarte diminuée (ou une quinte
augmentée) :
Tableau 2
D |
T(ou t) |
Morceaux |
ré # |
sol |
Jeux d'eau, mesure 24 |
si |
mi $ |
Noctuelles, mesures 22-23 |
mi |
la $ |
Noctuelles, mesures 106-107 |
fa # |
si $ |
Alborada, mesures 234-238 |
si $ (la #) |
ré |
Alborada, mesures 238-239 |
fa # |
si $ |
Tombeau de Couperin, prélude, mesure 62 |
la |
ré $ |
Tombeau de Couperin, toccata, mesure 125 |
fa # |
si $ |
Alborada des Gracioso, mesures 233-234 |
la |
ré $ |
Valse de Borodine, mesures 89-90 |
Cette extension de la fonction de dominante
aux régions de la quinte diminuée ou de la quinte augmentée induit, par exemple
en DO, ce que nous pourrions appeler une équivalence de la fonction de
dominante, puisqu’à l’harmonie de SOL, dominante de DO, Ravel peut
substituer soit l’harmonie de FA # (quarte augmentée), soit celle de SOL #
(quinte augmentée).
De son côté, Poulenc augmente le nombre
d’équivalents jusqu’à 4 en rajoutant la 8 d’un côté
et fa 8 de l’autre. Le principe d’équivalence fonctionnant au
niveau de la note (la quinte), il conserve clairement la fonction de l’accord,
contrairement à ce que fait Ravel lorsque, modifiant la fondamentale, il place
la dominante sur un degré altéré :
Tableau 3
RAVEL
Tonalité de DO |
Accord de dominante et accords
équivalents : FA # - SOL 8 - SOL # |
Accord de DO (dominante de FA) |
Quinte et équivalents-quinte : FA 8 - FA # - SOL 8
- SOL # - LA 8 |
POULENC
Ces deux logiques procèdent d’un même esprit
qui est de masquer la fonction dominante-tonique. Cependant, avec un ensemble
d’équivalents plus restreint, Ravel va, sur le plan tonal, au-delà de ce que
Poulenc, bien qu’avec plus de matière, fera après lui. C’est en cela, entre
autres traits d’écriture, que ce dernier restera plus tonal que son aîné.
5.
Combinaisons
Les équivalents-quinte peuvent se combiner de
façons multiples, que ce soit dans l’ordre vertical ou horizontal. Dans le
premier cas, lorsque nous avons affaire à un déploiement harmonique sur
plusieurs temps, il est courant que plusieurs types d’altérations de la quinte
se succèdent.
C’est ce que nous observons à l’exemple
suivant où l’accord de neuvième mineure de dominante de FA # M possède une
quinte abaissée sur le premier temps de la mesure 44, donnant sol 8. Nous entendons ensuite la sensible mi #, puis
l’appoggiature supérieure de la quinte, la, entendue sans sa résolution. Dans
cet extrait, seule la première forme de l’accord est ambiguë car la
confirmation de la note sensible (avec doublure), l’appoggiature supérieure
traditionnelle de la quinte et les résolutions régulières sensible - septième
rétablissent immédiatement la perception tonale de l’accord :
Exemple 17, Stabat Mater, neuvième mouvement
Exemple 18, réduction de l’harmonie de dominante
Þ
Le
compositeur peut aller plus loin, comme à l’exemple suivant : ici, l’accord de
do # neuvième mineure de dominante est développé sur les trois mesures, son
dispositif classique apparaissant sur le deuxième temps de mesure 5. Nous
entendons successivement aux soprani 1 et ténors l’appoggiature supérieure la
de la quinte, sa résolution sur la quinte juste sol #, la quinte altérée
sol 8, et enfin l’appoggiature inférieure non résolue fa #,
soit la quinte et trois équivalents-quinte.
Cela engendre un chromatisme aboutissant à mi
#, note sensible de l’accord, et progressant en mouvement contraire par rapport
à la ligne de basse. Ce chromatisme n’est rompu que sur le deuxième temps de la
mesure 6, un mouvement conjoint de plus de quatre notes étant peu fréquent dans
l’écriture mélodique de Poulenc :
Exemple 19, Un Soir de neige, troisième mouvement
Exemple 20, réduction de l’harmonie
Þ
Cette
organisation peut rappeler l’ « accord de Tristan », harmonie de
dominante de la mineur, dont la perception est noyée par les appoggiatures (de
la fondamentale par la neuvième, de la septième par la septième majeure) et le
traitement chromatique articulé autour de la quinte :
Exemple 21, Richard Wagner, Tristan et Yseult, prélude
Nous sommes à la même situation qu’à
l’exemple précédent, avec inversion du mouvement mélodique. Cela apparaît dans
la réduction harmonique suivante (l’extrait de Poulenc est transposé par
commodité dans le ton du Prélude de Wagner) :
Exemple 22
La confrontation entre les deux écritures
fait apparaître un traitement similaire de la région de la quinte de l’accord,
en mouvement opposé entre les deux compositeurs. Le premier est moins sobre que
le second, par ses appoggiatures noyant plus le ton. Poulenc, au contraire,
privilégie totalement son esprit de système.
Þ
Les
équivalents-quinte peuvent également se combiner dans l’ordre vertical, comme à
l’exemple suivant où le compositeur fait entendre, aux soprani et mezzos, les
équivalents-quinte do et si $$, au
lieu de la quinte juste si $ :
Exemple 23, Figure Humaine, premier mouvement
Exemple 24, réduction de l’harmonie
6. Equivalent-quinte ou note mélodique ?
L’observation du contexte (mouvement
mélodique, placement rythmique, tempo) est essentielle pour ne pas confondre
des fonctions différentes.
Þ
Ainsi,
à l’exemple suivant, le sol 8 n’est pas
considéré comme équivalent-quinte, car le mouvement mélodique est celui
d’appoggiature du fa # :
Exemple 25, Figure Humaine,
premier mouvement
Exemple 26, réduction de l’harmonie
Þ
À
l’exemple suivant, l’interprétation du do # comme équivalent-quinte semble ne
pas convenir, celui-ci jouant ici nettement le rôle de note de passage :
Exemple 27, Figure Humaine,
cinquième mouvement
Þ
En
revanche, quelques mesures plus tôt, ce même do # sonnait plutôt comme
équivalent-quinte :
Exemple 28, Figure Humaine,
cinquième mouvement
Exemple 29, réduction de l’harmonie
Þ
À l’exemple
suivant, le premier et le troisième mi jouent le rôle d’équivalent-quinte, le
deuxième peut être entendu comme note mélodique :
Exemple 30, Figure Humaine,
huitième mouvement
Exemple 31, réduction de l’harmonie
7. Traitement comme note réelle
Les équivalents-quinte étant des notes
harmoniques, ils sont donc sont considérés comme notes réelles, ce qui signifie
en particulier qu’ils peuvent être eux-mêmes appoggiaturés.
Þ
Nous
pouvons le constater à l’exemple suivant : au chœur 2, nous entendons un accord
de sol dominante comprenant un équivalent-quinte, mi. Ce même mi est, au chœur
1, appoggiaturé par le ré #. Ainsi, au troisième temps, sur l’ensemble des
deux chœurs, mi est entendu en même temps que sa propre appoggiature :
Exemple 32, Figure Humaine, premier mouvement
Exemple 33, réduction de l’harmonie
Þ
L’exemple
suivant présente le cas où les altérations de la quinte sont traitées en notes
réelles, préparées par l’harmonie : nous entendons tout d’abord un déploiement
harmonique non fonctionnel dans un contexte tonal :
Exemple 34, Figure Humaine,
huitième mouvement
Nous entendons aux mesures 67 et suivantes la
tonalité de SI majeur, par V de V et V,accords dont les équivalents-quinte sont
ici mi $/ré #, sol et do, ce qui induit l’ambiguïté tonale de
la mesure 67 :
Exemple 35, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemple 36, réduction des harmonies
Les équivalents-quinte utilisés ici sont bien
les notes de l’accord de la mesure 66, qui revêt dès lors toute sa
signification : préparation par un accord classé des altérations de
quintes des harmonies suivantes.
8. Ambivalence tonale - Illusion polytonale -
Polyharmonie
Le traitement réservé à la quinte de l’accord
de dominante peut avoir des conséquences allant au-delà de l’effet de masque
fonctionnel. Dans ce cas, c’est la représentation même de l’espace tonal qui
est mise en cause. Rappelons que deux équivalents-quinte sur quatre
n’appartiennent pas à l’échelle considérée. Poulenc se sert de cette
particularité.
Þ
À
l’exemple suivant, si l’orthographe indique do # septième de dominante (avec
quinte abaissée sol 8 à la basse), et donc la tonalité de FA # majeur, nous
pouvons tout autant, par le jeu des enharmonies, entendre sol septième de
dominante (avec quint abaissée ré $, enharmonique
de do # aux ténors), et donc la tonalité antipode de DO 8 majeur :
Exemple 37, Figure Humaine, premier mouvement
L’exemple suivant met en évidence, par
rétablissement de l’état fondamental, l’ambivalence provoquée par le jeu de
altérations de notes :
Exemple 38,
Certes, l’accord de sixte augmentée cultive
depuis longtemps ce même paradoxe, mais Poulenc va au-delà et peut, grâce aux
mêmes artifices, faire pressentir la polytonalité.
Þ
À la
mesure 36 de l’exemple suivant, la simultanéité des deux chœurs suggère une
superposition d’accords de mi septième de dominante et de DO # majeur. Pour
autant, l’ensemble se résume à l’enchaînement V - I de la tonalité de LA
majeur, comme nous l’indique la résolution sur la mesure 37, au chœur 2. La
conjonction de l’appoggiature supérieure non résolue do # de la quinte si avec
l’enharmonie de commodité mi #/fa 8 est d’autant
plus troublante que la triade do # - mi - sol #, chantée par cinq voix et
arpégée au chœur 1, est prégnante par rapport aux trois voix de l’accord de mi
dominante :
Exemple 39, Figure Humaine, huitième mouvement
Malgré les éclairages d’origine
polyharmonique que nous avons mis en valeur, le discours se résume à une
harmonie unitonale. Car s’il serait erroné, dans le cas présent, de parler de
polytonalité effective, c’est que celle-ci suppose une installation dans la
durée, généralement inexistante.
9. Le réservoir de notes de l’accord de
dominante - Conclusions
Poulenc ne se contente pas d’enrichir son
accord de dominante par les équivalents-quinte, que nous rappelons :
Il utilise indifféremment neuvième mineure
ou/et neuvième majeure. 12 % des harmonies comportant des neuvièmes font
entendre les deux dans le corpus de Figure Humaine. Celles-ci, rajoutées
aux équivalents-quinte, engendrent le réservoir de notes suivant :
Exemple 40
Il peut également faire appel à la
modalité,faisant entendre la sous-tonique à la place, avant ou pendant la note
sensible. En tenant compte de cet aspect modal, nous obtenons le réservoir de
notes suivant, toujours pour la tonalité de DO majeur :
Exemple 41
L’ensemble, tonalité par tonalité, est résumé
ci-dessous :
Tableau 4, réservoirs de notes de l’harmonie de dominante, par
tonalités
À cet ensemble de notes, seul manque le
onzième harmonique pour compléter le total chromatique. Il apparaîtra cependant
fréquemment :
-
Il
est la note sensible de la dominante de la dominante, et il suffit d’un
mouvement harmonique simple pour s’adjoindre cette note :
Exemple 42, Figure Humaine, huitième mouvement
Ici, la dominante de SI majeur est brodée par
sa propre dominante, ce qui explique la présence du mi # :
Exemple 43, réduction des harmonies
-
Le
onzième harmonique est aussi septième majeure de l’accord de dominante. Cette
note est parfois ajoutée pour enrichir un accord de dominante de densité 3
n’aboutissant pas à résolution. La proportion en est cependant très faible (0,6
% dans le corpus de Figure Humaine) :
Exemple 44, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemple
1, Chopin, Deuxième Ballade
Exemple
2, Dvorák, Quatuor Américain, deuxième mouvement
Exemples
4-5, Stabat Mater, premier mouvement
Exemples
6-7, Figue Humaine, cinquième mouvement
Exemples
8-9, Vinea mea electa
Exemples 10-11, Schumann, Am
leuchtenden Sommermorgen (Dichterliebe, op. 48, n° 12)
Exemples
12-13, Figure Humaine, sixième mouvement
Exemples
14-15, Sécheresses, deuxième mouvement
Exemples
17-18, Stabat Mater, neuvième mouvement
Exemples
19-20, Un Soir de neige, troisième mouvement
Exemple
21, Richard Wagner, Tristan et Yseult, prélude
Exemples
23-24, Figure Humaine, premier mouvement
Exemples
25-26, Figure Humaine, premier
mouvement
Exemple
27, Figure Humaine, cinquième
mouvement
Exemples
28-29, Figure Humaine, cinquième
mouvement
Exemples
30-31, Figure Humaine, huitième
mouvement
Exemples
32-33, Figure Humaine, premier mouvement
Exemple
34, Figure Humaine, huitième
mouvement
Exemples
35-36, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemples
37-38, Figure Humaine, premier mouvement
Exemple
39, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemples
42-43, Figure Humaine, huitième mouvement
Exemple
44, Figure Humaine, huitième mouvement
[1] L’exemple est cité par Françoise GERVAIS (1971 : I, 106 et II,
143). L’auteur parle ici d’« accords avec notes de remplacement »,
et cite à ce propos la « sixte majeure remplaçant la quinte ».
Il est également cité par Jacques CHAILLEY (1977 : 57) pour illustrer le
chapitre sur les « appoggiatures non résolues ».
[2] Serge GUT fait allusion à la modalité. Il veut sans doute dire que le
fait d’utiliser l’accord de sixte en lieu et place de l’accord de quinte (avec
ou non septième et neuvième) permet au compositeur de se démarquer de la
connotation tonale trop marquée de la cadence parfaite (la vieille demoiselle
de Debussy). A ce propos, observons que hors système tonal strict, ce procédé
prouve encore toute son efficacité. On peut l’observer chez Chostakovitch.
L’armature indique bien FA, même si la modalité est très présente, et le
mouvement de la basse guide la cadence, dans laquelle nous entendons le si du
violon 1 comme une appoggiature non résolue de la quinte la :
[3] A noter une erreur dans la partition pour choeur seul des éditions
Durand : ténors, mesure 183, premier temps, corriger le si par un la. Cette
fondamentale si est entendue à l’orchestre : violons, premier cor et célesta.
[4] Le terme d’équivalent a été choisi en écho au système d’axe de Bartók qui fait également appel à un principe d’équivalence. C’est la possibilité de choisir dans un réservoir de notes ou de pôles équivalents qui entretient le parallèle entre les deux techniques, par ailleurs divergentes.