MÉLODIE ET
HARMONIE CHEZ
POULENC - QUELQUES CLÉS POUR UNE ANALYSE MUSICALE
Œuvres chorales et pianistiques
1. Mélodie - Déstructuration de la
conduite des voix.
1.1. Procédés traditionnels -
Dispersion des voix
1.2. Mélodie composite - Contrepoint
implicite
1.2.1. Analyse paradigmatique et
contrepoint implicite
1.3. Extensions de notes - mélodies par interpolation
2.2.1. Accords hors dominante :
notes de la résonance - fonction infléchie - coloration modale
2.2.2.1.2. Équivalents-quinte et illusion
polytonale
2.2.2.1.3. Le réservoir de notes de
l’accord de dominante - Conclusions
2.3. Fonctionnalité harmonique
2.3.3. Polyharmonie et conséquences
fonctionnelles
2.3.4. Ambiguïtés
fonctionnelles : fonction contrariée et accord de substitution
2.3.5. Mouvements harmoniques à
interpolation - Prolongations harmoniques de surface
2.3.6. Organisation des fonctions
harmoniques
2.3.7. Comparaison des
caractéristiques harmoniques dominante/tonique - Vecteurs harmoniques
2.4. Harmonie non fonctionnelle
2.4.1. Harmonisation par le chant
2.4.2. Harmonisation par voix
intermédiaire
2.4.3. Syntaxe des notes voisines
2.5.1. Superposition de logiques
mélodiques et harmoniques
2.5.2. Ostinatos indépendants :
Tonalité pédale - Groupe pédale
2.5.4. Ambiguité mineur - majeur
2.5.5. Pluriel mélodique
hétérophonique
2.5.6. Système harmonique et
dissonance gratuite
1.
Mélodie
- Déstructuration de la conduite des voix
Le compositeur cherche souvent à masquer des conduites de voix simples
de diverses manières se traduisant généralement par des mouvements disjoints et
des contours mélodiques très angulaires. Toute recherche mélodique chez Poulenc
s’attachera à la restitution de ces conduites de voix et à la recherche des
procédés déstructurants.
1.1.
Procédés
traditionnels - Dispersion des voix
Les procédés traditionnels sont les sauts d’octave et croisements de voix, très fréquents chez Poulenc.
Þ
L’observation
de cette mélodie fait apparaître un contour mélodique très angulaire :
Exemple 1,
Messe en Sol, deuxième mouvement
Or la conduite de voix possède un contour strictement conjoint qui peut
être rétabli par suppression des sauts d’octave. Nous obtenons, par exemple à
l’octave basse :
Exemple 2
Þ
Ailleurs,
les croisements de voix masquent la conduite des voix et induisent des effets
de timbre :
Exemple
3,
Hodie Christus natus est
croisements de
voix suppression des
croisements de voix
La
dispersion des voix entre plusieurs pupitres peut être considérée comme un
développement du point précédent.
Þ
Les
alti font entendre successivement quarte diminuée et quarte juste :
Exemple 4, Vinea mea electa
La
compréhension de cette organisation mélodique doit prendre en compte la
polyphonie alti - ténors :
Exemple
5
Les
mouvements disjoints des alti ont pour cause la dissociation de la conduite des
voix alti-ténors, issues des croisements de voix, et dont la logique mélodique
est conjointe : broderies du si # et du ré #[1] :
Exemple 6
1.2.
Mélodie composite - Contrepoint implicite
La notion de mélodie composite[2], conséquence du déploiement schenkérien,
décrit le cas d’une mélodie enrichie par de fréquents sauts entre deux ou trois
niveaux, donnant l’illusion de plusieurs niveaux mélodiques simultanés,
quoiqu’il n’y ait en réalité pas plus d’une note sonnant à la fois.
Ce concept, fondé sur la forte association entre la linéarité mélodique
et le registre, révèle une perception de continuité implicite entre des notes qui
ne sont pas adjacentes de manière simultanée et permet à un seul instrument de
porter sa propre organisation contrapuntique[3]. Les phénomènes perceptifs mis en jeu révèlent la
présence de plusieurs courants auditifs[4] dont on nomme le résultat contrepoint implicite[5]. L’intérêt de ce principe réside pour Poulenc dans la
possibilité de masquer une conduite des voix
« trop » conjointe :
Þ
Observons
la voix de soprano suivante :
Exemple
7, Salve Regina
L’analyse
fait apparaître un contrepoint implicite à deux voix, grave et aiguë :
Exemple
8
La
voix implicite supérieure sera d’ailleurs entendue quelques mesures plus loin :
Exemple
9
Þ
Ce
type de discours peut être plus élaboré, comme dans le Prologue de la Sonate
pour deux pianos :
Exemple
10
Au plan mélodique, le matériau initial fait appel à la technique du
contrepoint implicite :
-
ses
deux voix extrêmes font entendre une hétérophonie basée sur le balancement do #
- ré, dont le décalage rythmique complète une basse issue de la superposition
des deux notes[6]. On obtient, outre une mélodie résultante, une
confusion des axes mélodique et harmonique un peu à l’instar de ce que la
seconde école de Vienne a généralisé :
Exemple
11
1.2.1.
Analyse
paradigmatique et contrepoint implicite
La prise en compte des techniques du contrepoint implicite dans la mise
en œuvre de l’analyse paradigmatique met en évidence la simplicité de la
conduite des voix qui le constituent.
Observons les parties A et A’ du deuxième mouvement de Figure
Humaine, au discours apparemment disjoint. La voix mélodique supérieure se
superpose d’abord à une pédale :
Exemple 12, Figure Humaine, deuxième
mouvement
Elle
fait entendre un contrepoint implicite à deux voix, qui se prolonge sur les
mesures 3 et 4 :
Exemple
13
Celles-ci
sont construites à partir d’une cellule génératrice X (ainsi que son inversion
Xi, et sa forme élidée X-), de la façon suivante :
Exemple
14
La
suite fait entendre un courant mélodique inférieur et une pédale supérieure :
Exemple
15
En
dehors de la pédale, ces mesures s’appuient sur une cellule génératrice Y et
les variantes Xi et X- de X :
Exemple
16
La
mesure 11 est une mélodie simple qui fait appel à la mesure Y et son inversion
Yi (ou sa rétrogradation) :
Exemple
17
La
partie A’ débute de façon similaire, avec modification d’octave sur la note
initiale ne remettant pas en cause la structure mélodique :
Exemple
18
La
suite fait de nouveau entendre un contrepoint implicite à deux voix :
Exemple
19
Il
est ainsi structuré :
Exemple
20
Continuons
de même avec voix inférieure et pédale supérieure :
Exemple
21
Cela
donne la structuration à partir de X- et son inversion X-i :
Exemple
22
La
suite fait appel, par pupitre, à deux voix issues du contrepoint implicite et
correspondant à une conduite de voix descendante. La logique structurale de la
mélodie ne fait donc pas appel ici à des cellules génératrices mais à un
corollaire de la pédale : la mélodie en mouvements conjoints descendants :
Exemple
23
La
logique de pédale se trouve juxtaposée à une ligne mélodique structurée :
Exemple
24
Cela donne, en faisant abstraction de la
pédale :
Exemple
25
Ces
parties A-A’ s’achèvent sur une structuration inversée par rapport aux mesures
11, soit Y-Yi (la voix de ténors est la voix mélodiquement prégnante) :
Exemple
26
L’analyse
paradigmatique appliquée au contrepoint implicite met parfaitement en évidence
la structure rigoureusement conjointe de la conduite des voix, ainsi
résumée (les pédales sont exclues de l’exemple) :
Exemple 27
1.3.
Extensions
de notes - mélodies par interpolation
1.3.1.
Fondements théoriques
La brièveté des unités phraséologiques fait qu’il y a souvent en leur sein une logique d’extension d’événement mélodique de base qui a pour effet de renforcer l’unité structurelle de ces épisodes formels. Franck W. ALMOND (1970) constate qu’un système simple de classification émerge de l’apparente diversité des mouvements mélodiques de Poulenc. Nous retenons surtout les deux catégories suivantes :
Sous le terme de returning figures, l’auteur décrit des
phénomènes mélodiques caractérisés par notes de départ et d’arrivée identiques,
les mouvements mélodiques compris entre ces notes étant considérés comme des
événements secondaires pouvant présenter diverses formes intervalliques
conjointes ou disjointes de tons ou demi-tons[7].
Les leading figures décrivent des phénomènes d’attraction
mélodique. Lorsque ces notes sont en relation directe, la partie interne de la
mélodie est considérée comme événement secondaire[8].
Pour décrire ces deux types de fonctionnement, nous parlerons d’extensions
de notes, lesquelles engendrent des mélodies par interpolation et
décrirons les mouvements mélodiques transitoires formant l’interpolation.
Le principe général est que :
-
la
conduite des voix se réduit souvent à des mouvements élémentaires adornés
d’interpolations ;
-
il
y a hiérarchisation des événements mélodiques de chaque incise, la logique
étant l’aboutissement à la note finale. Bien que d’aspect plus spectaculaire,
la partie interpolée a une fonction secondaire.
-
dans
la superposition de ces phénomènes, le paramètre harmonique unifie la séquence,
ramenant des enchaînements complexes à des événements harmoniques simples[9] ; nous verrons alors le corollaire du
phénomène d’interpolation dans l’organisation polyphonique.
1.3.2.
Exemples
Les notes initiale et finale étant identiques, il y a peu de
différences structurelles entre partie de basse, pédale stricte, et partie de
barytons 1, qui joue sur la nature du la, alternativement $ et 8 :
Exemple 28,
Quatre petites prières de Saint François d’Assise
Þ
Par
amplification du phénomène précédent, nous observons ici une note (do) dont
l’interpolation est une broderie. La logique de base reste la polarisation
autour d’une note, ici do. Dans chaque incise, la première mesure est une
broderie, la deuxième en est une amplification par broderies disjointes.
L’ensemble engendre une forme en éventail :
Exemple 29, Timor et tremor
broderie broderie disjointe broderie
broderie disjointe amplifiée
Þ
Ce
principe de broderies disjointes est étendu à l’ensemble des intervalles
possibles, l’extension de note retournant toujours à la note initiale :
Exemple 30, La blanche neige
Þ
Les
changements d’octave ne remettent pas en cause cette logique. Ici, la note à
interpolation est octaviée aux soprani 1 :
Exemple 31, Messe en Sol Majeur, cinquième
mouvement
L’organisation des interpolations peut être effectuée par niveaux
successifs :
Exemple 32,
Sonate pour deux pianos, Prologue
La note la, initiale et finale de ces mesures, présente deux niveaux
d’interpolation, dont le premier fait intervenir une broderie simple à la première
partie, et le second une broderie disjointe :
Exemple 33
Le compositeur aurait pu s’en tenir là[10]. Mais une deuxième interpolation s’insère dans la
première, de la façon suivante :
Exemple 34
Þ
Les
mouvements mélodiques à interpolations concernent généralement des unissons ou
mouvements conjoints, comme les appoggiatures[11] :
-
Extension
d’appoggiature supérieure :
Exemple
35,
Exultate Deo
-
Extension
d’appoggiature inférieure (octaviée) :
Exemple
36,
Stabat Mater, sixième mouvement
Þ Lorsqu’il s’agit de grands intervalles, c’est souvent par l’artifice du contrepoint implicite masquant des conduites de voix plus conjointes :
Exemple
37,
Figure Humaine, sixième mouvement
Cet extrait peut se synthétiser mélodiquement de la façon suivante :
Exemple 38
Le triton
mélodique, en tant que note antipode, est également concerné par la technique
d’interpolation.
Exemple 39, Tristis est anima mea
De la même manière, tout mouvement mélodique élémentaire peut être
soumis à interpolation : extensions de chromatismes, etc.
Exemple 40, À peine défigurée
2.1. Espace tonal
Le
monde harmonique de Poulenc est essentiellement tonal (parfois teinté de
modalité), la proportion des armatures[12] étant de 73 % dans le genre de la musique
chorale, contre 27 % dans les mélodies[13]. Mais l’économie des tonalités fait
apparaître une grande latitude de procédés modulatoires.
Cela ne doit pas apparaître comme un trait propre au compositeur. Les
courbes tonales qui se dégagent à l’âge d’or du classicisme sont bien moins
rigoureuses au XIXème siècle où la coloration tonale a pris le pas
sur l’esprit de gravitation des pôles principaux issus du cycle des quintes.
Poulenc, fort naturellement, rejettera aussi l’architecture classique et fera
surtout appel à son sens de la couleur : « […] jamais je ne transpose,
par facilité, une phrase trouvée dans un ton […] », disait-il à propos de
ses mélodies[14], et. « Il s’ensuit que mes modulations
passent parfois parle trou d’une souris. »[15].
Dans cette logique, tous les tons pourront être abordés, sans que cela
soit d’ailleurs lié à la taille de l’œuvre : la chose est possible avec les 59
mesures de la mélodie Tu vois le feu de
soir.
Si, pour les raisons précédentes, il ne nous paraît pas nécessaire de rechercher
systématiquement une logique d’enchaînement, une typologie semble en revanche
nécessaire et nous adopterons, en fonction du contexte, la suivante : tons
voisins - tonalités médiantes - tonalités contiguës - tonalités antipodes.
Explicitons ces termes :
-
Tons
voisins
Ce
sont ceux qui sont représentés par les accords parfaits diatoniques du ton
principal; en DO majeur, ce sont les tons de ré, mi, FA, SOL, la ; en la
mineur, ce sont les tons de DO, ré, mi/MI, FA, SOL. Ils privilégient les
intervalles de quinte et de seconde :
ton |
tons voisins |
||
|
|
||
DO |
la |
FA ré |
SOL mi |
la |
DO |
FA ré |
SOL mi/MI |
-
Tonalités
médiantes
Elles
sont issues des progressions de tierces ascendantes ou descendantes (médiantes
et sous-médiantes). Très développées au XIXème siècle, ces
progressions permettent d’expliquer de nombreux phénomènes de translation
harmonique car. , ainsi que l’explique Jean-Pierre Bartoli (2000 : 120),
[…]
on constate qu’il existe en tout huit enchaînements possibles, ce qui constitue
bien plus que les possibilités offertes par les enchaînements de quinte et de seconde.
Suit
un exemple proposant une table des mouvements aux médiantes et sous-médiantes à
partir d’un accord majeur, puis d’un accord mineur. On y constate que quatre
catégories distinctes apparaissent :
La
première concerne les progressions avec deux notes communes et un seul
mouvement mélodique (A). Seules les progressions vers le relatif et le
« contre-relatif » contiennent un mouvement diatonique respectivement
d’un ton et d’un demi-ton. La catégorie B s’articule avec une note commune, un
mouvement d’un ton et un mouvement d’un demi-ton chromatique. Les catégories C
et D contiennent au moins deux mouvements chromatiques. La catégorie C
s’articule sur une note commune tandis que dans la catégorie D, plus aucun son
n’est commun aux deux accords (Jean-Pierre Bartoli, 2000 : 120).
Exemple 41
Table des relations de tierces à partir d’un accord
majeur et d’un accord mineur[16]
Ainsi,
on nommera modulations aux médiantes les progressions vers des tonalités
situées à intervalle de tierce (autres que les relatifs). Par rapport au
tableau précédent, on ira donc vers le ton de vi,de iii, de $VI,
etc.
-
Tonalités
contiguës
Eveline ANDREANI (1979 : 374), propose ce terme à propos de
Debussy pour nommer le glissement chromatique de tonalité Elle décrit ainsi une
“ technique de propagation aux espaces
contigus, généralement par l’intervalle de demi-ton ” ( : 413). Ainsi,
SI et DO # sont-elles des tonalités contiguës de DO.
-
Tonalités
antipodes
Nous faisons ici référence à la théorie développée par Ernö LENDVAÏ
(1971) à propos de la musique de Bartók. La logique qu’il poursuit est
double :
1) Elle est une conséquence logique de l’extension du système tonal
romantique, avec les attractions I - IV - V - I :
SOUS-DOMINANTE TONIQUE DOMINANTE
fa do sol
Les traités d’harmonie classique parlent déjà d'accords parfaits
principaux et secondaires, car do peut être remplacé par son relatif la, fa par
ré et sol par mi.
SOUS-DOMINANTE TONIQUE DOMINANTE
fa do sol
ré la mi
Les traités romantiques vont plus loin et parlent, à leur tour, des
relatifs supérieurs :
SOUS-DOMINANTE TONIQUE DOMINANTE
la
$ mi
$ si
$
fa do sol
ré la mi
Il n'y a qu'un pas pour boucler le système : l'axe étend l'emploi des
relatifs au système entier ; le système d'axes est la constatation du fait
que le relatif commun de mi $ et la n'est pas
seulement do, mais aussi sol # (relatif supérieur), identique enharmoniquement
à la $ (relatif inférieur). De même, le relatif commun de la
$ et ré n'est pas seulement fa, mais également si et son
enharmonique do $, et le relatif commun de mi et si $ n'est pas seulement sol, mais aussi do # (ré $)[17].
SOUS-DOMINANTE TONIQUE DOMINANTE
do $ sol $ ré
$
la
$ mi
$ si
$
fa do sol
ré la mi
si
fa # do
#
2) La notion de « ton éloigné » est révisée par Bartók en
comparant les deux pôles les plus distants dans le cycle des quintes,
c'est-à-dire l'intervalle de triton. S'appuyant sur l'histoire du XIXème
siècle, et prenant Liszt comme modèle, Bartók montre comment la modulation dans
l'un ou l'autre de ces tonalités est facilitée par l'enharmonie.
V
de DO : sol - si - ré - fa
V
de FA # : do # - mi # - sol # - si
Les sensibles et septièmes sont communes aux deux accords par
enharmonie si - fa et si - mi # : ces deux tritons seront donc
résolus soit par attraction (en do), soit par répulsion (en fa #). Il
existe donc pour Bartók un rapport d’équivalence
entre des deux tons, les deux possibilités de rester sur le même degré.
Avec neuvième mineure, nous avons :
V
de do : si - ré - fa - la $
V
de la : si - ré - fa - sol #
V
de fa # : mi # - sol # - si - ré
V
de ré # : mi # - sol # - si - do s
Sur l'équivalence do - fa # se rajoutent donc la et ré # (mi $). Chaque axe contient donc deux dimensions et une
double attraction selon qu'il s'agit de l'opposition pôle - antipode ou de
l'opposition ligne principale - ligne secondaire. Au final, il y a rapport
d’équivalence entre des notes, ou des tonalités, espacées d’une tierce mineure,
qui s’organisent suivant un système d’axes principal et secondaire. Dans les
deux axes, tout pôle possède son antipode.
Poulenc
disait que son matériel harmonique n’avait pas de caractère novateur :
Je
sais très bien que je ne suis pas de ces musiciens qui auront innové
harmoniquement comme Igor (Stravinsky) - Ravel ou Debussy mais je pense qu’il y
a place pour de la musique neuve qui se contente des accords des autres.
N’était-ce pas le cas de Mozart - Schubert ? Le temps renforcera d’ailleurs la
personnalité de mon style harmonique[18].
Les
harmonies qu’il utilise sont en effet essentiellement des accords classés du
système tonal. Cependant, ils sont souvent modifiés selon quelques principes
qui vont tous dans le sens de masque d’une trop simple fonctionnalité, et
l’harmonie de dominante présente des particularités vraiment propres à Poulenc.
Nous nous appuierons sur le comptage du corpus de Figure Humaine,
en faisant nôtre la remarque d’Eveline ANDREANI (1979 : 411): « Pouvoir
analyser les techniques de brouillage, d’amplification, de dérapage, implique
évidemment un déchiffrement de l’accord lui-même, donc une mise à nu de sa
charpente. »
2.2.1.
Accords
hors dominante :
notes de la résonance - fonction infléchie - coloration modale
Le rajout de notes issues de la résonance naturelle sur une
fondamentale conservant sa fonction, extension de l’accord parfait amplifié[19] de Jacques CHAILLEY (1977) est connu depuis Chopin[20]. Il s’inscrit dans une logique tonale que Serge GUT
(1993 : 13-20) nomme fonction infléchie :
Celle-ci
concerne essentiellement la tonique. En situation normale, le degré I, à l’état
fondamental, ne supporte que l’accord parfait qui occupe la fonction de tonique.
Mais il arrive qu’en cours de morceau, l’accord s’enrichisse de sa septième
naturelle tout en conservant sa fonction de tonique (note de l’auteur : La
distinction entre septième de dominante et septième naturelle est extrêmement
importante et, malheureusement, beaucoup trop peu observée. La septième
naturelle est celle qui résulte de la succession des harmoniques).
C’est
exactement le cas chez Poulenc, avec extension jusqu’à la tranche 9 des
harmoniques supérieurs. Dans la résonance, l’accord est majeur, avec septième
mineure et neuvième majeure. Il garde cependant, en cas de fonction infléchie,
la fonction qui lui est donnée par sa ligne de basse, et que confirmera le
contexte : L’utilisation de ce procédé n’est pas anecdotique. Le tableau
suivant montre que la densité moyenne des harmonies I, II, IV et VI est de 4,
ce qui implique la présence moyenne d’une note ajoutée[21] ;
Tableau 1, caractéristiques des harmonies des
degrés, hors dominante
Mouvements
|
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
Moyenne |
Nombre de septièmes ajoutées |
4 |
3 |
2 |
3 |
6 |
2 |
1 |
0 |
3 |
Nombre de neuvièmes ajoutées |
3 |
2 |
2 |
3 |
5 |
|
|
0 |
2,1 |
Densité harmonique moyenne |
3,6 |
4,7 |
4 |
4,2 |
4,4 |
3,5 |
4 |
0 |
4 |
Þ
La
cadence finale de la Septième improvisation en ut majeur fait ainsi
entendre, après la dominante sur tonique de la mesure 43, l’accord parfait
final d’ut majeur avec septième mineure et neuvième majeure ajoutées :
Exemple 42,
Septième improvisation en ut majeur
Þ
La
volonté de jouer sur l’ambiguïté avec une harmonie de dominante est manifeste
lorsque, comme c’est le cas dans les mesures finales du huitième mouvement du Stabat
Mater, une tonalité majeure se voit majorisée par tierce picarde sur la
résolution finale. C’est cette majorisation qui permet à l’adjonction de notes
(ici la septième mineure si 8) de donner à
l’accord son caractère de dominante :
Exemple 43,
Stabat Mater, huitième mouvement
Ce huitième mouvement est en do # mineur, majeur par tierce picarde, et
cet accord parfait majeur est enrichi de sa septième naturelle si 8 (à l’orchestre : Vl. 2, Vla,, Trp. 3 et Htb. 2). Mais il ne
s’agit pas d’allusion à la sous-dominante, ce qui explique le chiffrage
proposé :
Þ
Néanmoins,
cette volonté donner à l’accord final un caractère de fausse dominante n’est
pas systématique et des accords mineurs peuvent aussi se voir ajouter, tels
quels, des septièmes mineures et/ou des neuvièmes majeures par analogie[22], comme ci-dessous :
Exemple
44, Sonate à quatre mains, Prélude
Exemple
45,
réduction harmonique
Observons enfin que Poulenc ne dépasse pas le neuvième harmonique et
que son usage de la sixte ajoutée, hors accords de dominante, est très rare.
Pour enrichir ses accords, il préfère la polymodalité[23], comme ici, où la résolution en DO majeur (après
dominante sans note sensible et équivalent-quinte mi 8) est éclairée à la mesure 71 par do phrygien ; la résolution
finale conjugue verticalement modalité et tonalité, le sol $ final de do locrien adoucissant l’accord en évitant le triton ré $ - sol 8 :
Exemple
46,
Sonate à quatre mains, finale
2.2.2.1.
Équivalents-quinte (cliquer sur ce lien pour accéder à la théorie approfondie)
2.2.2.1.1.
Principe
Poulenc
va combiner originalement deux techniques propres au système tonal finissant :
les accords avec : 1) notes de remplacement ; 2) notes ajoutées, et
les extrapoler à un système qui va caractériser son style harmonique.
Dans
l’accord de dominante, seule la quinte est susceptible d’être supprimée ou
altérée sans que la fonction harmonique soit modifiée : c’est la note “ inutile
” de l’accord. Poulenc se sert de cette particularité pour développer les
principes romantiques d’appoggiatures de la quinte ou de quintes
altérées :
-
il
fait à la fois appel à la technique d’accords avec notes de remplacement
(appoggiatures non résolues/quintes altérées entendues à la place de la quinte
juste) et à celle des accords avec notes ajoutées (appoggiatures non résolues/quintes
altérées complétant la quinte juste) ;
Ces notes
sont tirées de l’éventail des possibles suivant (dans le cas de l’accord de sol
dominante de DO majeur) :
do - do # (ré $) - ré
8 - ré # (mi $) - mi 8 ;
-
elles
sont traitées comme des notes réelles ;
-
elles
peuvent se combiner dans l’ordre vertical ou horizontal.
Nous les appellerons équivalents de la quinte juste de l’accord de
dominante (terme résumé par celui d’équivalent-quinte) qui, avec la
quinte juste, s’inscrivent dans le total chromatique compris entre les deux
pôles du triton sensible/septième[24]. Nous pouvons résumer l’accord de dominante de la
façon suivante, où les équivalents-quinte, notés en petite note, encadrent la
quinte juste :
Exemple
47,
Pour
les chiffrages d’accords, nous noterons généralement l’état fondamental, en
indiquant en italique la présence d’équivalents-quinte. La mise à l’écart de
ces dernières notes mettra en évidence la simplicité basique de l’harmonie dont
nous pourrons donner la réduction.
Þ
Ici,
l’harmonie de dominante de DO majeur fait appel à deux équivalents-quinte, do #
et ré # :
Exemple
48,
Valse en Ut
Exemple 49,
réduction harmonique
2.2.2.1.2.
Équivalents-quinte et illusion polytonale
Le traitement de la quinte de l’accord de dominante assorti aux
principes de déploiement harmonique et de polyharmonie induit souvent une
impression de « chatoiement tonal » par succession de couleurs
tonales variées.
Þ
Il
y a sur l’ensemble des mesures 654-658 une seule harmonie qu’indique bien la
note de basse : mi, dominante de la mineur[25]. L’utilisation des équivalents-quinte (ici si $, do 8 et do #) apporte de la variété en induisant
différentes apparences d’un même objet harmonique :
-
d’abord
neuvième majeure de dominante « normale » à la mesure 654 ;
-
puis
neuvième mineure de dominante avec deux équivalents-quinte à la seconde moitié
de la mesure (le la $ est bien sûr
enharmonie de la sensible sol #[26]).
L’agrégat du troisième temps apparaît donc comme une
sixte et quinte diminuée ré-fa-la $-si $, théoriquement dominante de MI $ (tonalité
antipode de LA), mais sur mi 8 ! Cette analyse est bien sûr superficielle, et c’est
la polyharmonie issue de l’emploi des équivalents-quinte qui rend possible
cette illusion ;
-
accord
tronqué sur la mesure 656 car sans note sensible et avec équivalent-quinte si $ (on entend un accord de si $ sur mi 8, effet polyharmonique rendu possible par l’utilisation de
l’équivalent-quinte) ;
-
des
faux bémols à 657, car la $ est toujours sol
# note sensible, et mi $ est ré #, septième majeure que le compositeur peut
employer en lieu et place de la septième mineure de l’accord de
dominante ;
-
la
demi-cadence fait entendre à la mesure 658 le même accord qu’à 654, seul
l’équivalent-quinte do remplaçant la quinte juste si.
On peut observer la logique horizontale du passage en suivant le
chromatisme do - do # - ré - ré # - mi, et noter que l'organisation rythmique
sépare judicieusement les notes supérieures des accords de la fondamentale mi,
donnant à entendre en valeurs longues des agrégats suggérant des ambiances
tonales bien éloignés (suggérant seulement) : do # mineur et SI $ majeur en position sixte (655 - 656) et, encore plus fort, quarte
et sixte sur mi $ à 657. Mais suggérant seulement, par
polyharmonie : le tout est bien la dominante de la mineur :
Exemple
50,
La Voix Humaine
Le réservoir de notes de l’harmonie de dominante en contient deux
n’appartenant pas à l’échelle de la tonalité considérée (en DO majeur, le do #
- ré $ et le ré # -mi $). Cela peut
induire un chatoiement tonal également inscrit dans la simultanéité, voire un
certain sentiment polytonal. En raison de la brièveté de ces phénomènes, l’installation
d’une véritable polytonalité est cependant exclue.
Þ
Ici,
la mélodie de soprano sonne en FA majeur ou en SI $ majeur. Cependant, le discours harmonique est V de V - V en la mineur.
La fonction de dominante de la dominante possède l’équivalent-quinte fa 8 et la dominante le do 8, ce qui induit
l’arpège troublant des soprani :
Exemple
51,
Figure Humaine, quatrième mouvement
Exemple 52,
réduction harmonique
Par
le biais de la quinte abaissée, l’accord de sixte augmentée cultive depuis
longtemps l’ambiguïté tonale entre deux tonalités antipodes. Poulenc ne s’en
prive pas :
Þ
La
séquence qui suit nous fait entendre une basse clairement placée sur la
dominante de MI $
majeur, alors que la main droite semble donner un accord de ré [+ 4], donc dominante
de LA 8, ton antipode. Mais la mesure 41
confirme bien le ton de MI $
majeur par son harmonie de dominante appauvrie[27], et fait entendre rétroactivement le mi 8 comme équivalent-quinte, ici
traditionnelle quinte abaissée à l’origine de l’accord de sixte augmentée. Par
ailleurs, l’orthographe donnée par le compositeur est (pour une fois) sans
équivoque :
Exemple 53,
Feuillet d’album, Gigue (III)
Exemple 54, réduction de l’harmonie de dominante
Poulenc
va au-delà et peut, en conjuguant cet aspect et, par effet polyharmonique,
faire pressentir la polytonalité.
Þ
À
la mesure 36 de l’exemple suivant, la simultanéité des deux chœurs suggère une
superposition d’accords de mi septième de dominante et de DO # majeur. Pour
autant, l’ensemble se résume à l’enchaînement V - I dans la tonalité de LA
majeur, comme nous l’indique la résolution sur la mesure 37, au chœur 2. La
conjonction de l’appoggiature supérieure non résolue do # de la quinte si avec
l’enharmonie de commodité mi #/fa 8 est d’autant
plus troublante que la triade do # - mi # - sol #, chantée par cinq voix et
arpégée au chœur 1, est prégnante par rapport aux trois voix de l’accord de mi
dominante :
Exemple 55,
Figure Humaine, huitième mouvement
Malgré les éclairages d’origine polyharmonique, le discours se résume à
une harmonie unitonale. Car s’il serait erroné, dans le cas présent, de parler
de polytonalité effective, c’est que celle-ci suppose une installation dans la
durée généralement inexistante chez Poulenc.
Þ
Ainsi,
dans les deux exemples suivants, entendrons-nous probablement Stravinsky plus polytonal
que Poulenc qui, avec les mêmes notes[28], colore simplement sa cadence et induit le do # qui
permettra d’ambiguïté mineur/majeur de l’accord final[29] :
Exemple 56,
Igor Stravinsky, Petrouchka, deuxième
partie, chiffre 95
Exemple
57,
2ème promenade, En auto
Enfin, l’emploi de certains
équivalents-quinte peut induire des harmonies qui ne sont plus constituées de
triades, mais de superpositions de quartes. L’emploi d’une telle génération
d’harmonie a souvent servi pour quitter le système tonal (de Bartók à Berio).
Ici, il ne s’agit que d’un artefact ne remettant pas en cause la logique
tonale.
Ainsi la cadence finale de la
chanson La blanche neige, en la, est-elle constituée d’un enchaînement
dominante-tonique dans lequel la dominante est modale dans son dernier aspect,
et s’enchaîne sur un accord majorisé de LA amplifié par la présence de sa
septième mineure sol, sa neuvième majeure si 8 et son
équivalent-quinte (ou sixte ajoutée) fa #.
Exemple 58, La blanche neige
Bien
qu’ayant une structure typique d’accord de dominante « à la
Poulenc », il s’agit bien d’une tonique (en fonction contrariée).
Exemple 59, réduction de l’harmonie de tonique
La présence de
l’équivalent-quinte fa # dans cette harmonie donne un agrégat qui peut se
réduire à une superposition de quartes (dont une augmentée).
Exemple 60, superposition de quartes
2.2.2.1.3.
Le réservoir de notes de l’accord de
dominante - Conclusions
Poulenc
ne se contente pas d’enrichir son accord de dominante par les
équivalents-quinte :
·
Il
utilise indifféremment neuvième mineure ou/et neuvième majeure, tant en mineur qu’en
majeur, et peut faire appel à la modalité harmonique par des cadences à
sous-tonique. Parfois, la tierce mineure peut être juxtaposée, voire superposé
à la note sensible :
Þ
Ici,
neuvièmes mineure et majeure sont en fausse relation entre main droite et main
gauche[30] :
Exemple
61, Aubade, Récitatif IV (Introduction
à la Variation de Diane)[31]
Exemple
62,
réduction de l’harmonie de dominante
Ici, la cadence à sous tonique fait entre fa 8 précédant la note sensible fa # de la cadence tonale :
Exemple
63, Sixième Nocturne en Sol Majeur
Exemple
64,
réduction de l’harmonie de dominante
En
tenant compte de ces aspects pour l’observation générale de l’accord de
dominante, nous obtenons le réservoir de notes suivant, toujours pour DO majeur[32] :
Exemple
65
Þ
Observons-le
sur la cadence finale du Prologue de la Sonate pour deux pianos.
La préparation de la résolution finale en DO # majeur s’effectue sur un
déploiement harmonique de dominante développé sur l’ensemble de l’incise, et
qui fait appel à dix des notes du total chromatique : neuvièmes mineure et
majeure, équivalents-quinte et sous-tonique à la place ou en conjonction avec
la note sensible. De la globalité des notes disponibles, seul
l’équivalent-quinte mi 8 n’est pas
employé :
Exemple 66, Sonate pour deux pianos, Prologue,
harmonie de dominante des mesures 114-120
Les différentes formes de ce long déploiement harmonique engendrent une
mélodie d’agrégats de densité successivement 8, 7, 9, 8, 7, 9, 7, 8, 5 et 5
dont chacun fait entendre une partie des notes du réservoir[33] :
Exemple 67
Les mesures 111-126 se résument donc à l’enchaînement suivant :
Exemple 68
Nous appelons notes harmoniques conventionnelles
de l’harmonie de dominante : fondamentale, note sensible, quinte juste,
septième mineure et neuvièmes mineure et majeure. Seront donc notes non
conventionnelles les équivalents-quinte, la sous-tonique associée à la note
sensible, voire la septième majeure ajoutée.
Nous
avons déjà observé une prépondérance considérable des harmonies de dominante,
qui :
-
prennent
une forme plus étendue ;
-
privilégient
les déploiements harmoniques de grande ampleur ;
-
sont
de forte densité.
Prolongeons
cette observation : le tableau suivant montre qu’en moyenne un tiers des
harmonies de dominante est entendu sans la présence de la quinte juste,
montrant l’importance de l’équivalent-quinte considéré comme note harmonique et
pas comme complément mélodique de la quinte :
Tableau 2, caractéristiques des harmonies de
dominante ; quintes
Mouvements
|
Moyenne |
Harmonies avec quinte juste (%) |
66 % |
Harmonies sans quinte juste (%) |
34 % |
Enfin,
plus de la moitié des accords de dominante (54 %) comporte un ou plusieurs
équivalents-quinte, ce qui prouve que nous sommes loin d’un processus
anecdotique. La moyenne du nombre d’équivalents-quinte entendu dans une
harmonie est de 1,4 :
Tableau 3, caractéristiques des harmonies de
dominante ; équivalents-quinte
Mouvements
|
Moyenne |
Accords à équivalents-quinte (%) |
54 % |
Nombre d’équivalents-quinte (moyenne) |
1,4 |
Un
des intérêts de l’utilisation des notes non conventionnelles réside dans
l’éventail des possibles pour la constitution des harmonies de dominante. En ce
qui concerne les équivalents-quinte, de loin les plus fréquents, la présence
moyenne de ces derniers étant de 1,4 par harmonie, nous avons un nombre très
important de combinaisons possibles du réservoir des cinq notes quinte +
équivalents-quinte. Cela s’associe à l’ensemble des dispositifs offerts par les
notes harmoniques conventionnelles.
2.3. Fonctionnalité harmonique
Le
langage tonal, au cours du XIXème siècle, s’est présenté sous une
forme de plus en plus complexe en raison, plus particulièrement :
-
de
l’intégration croissante de notes mélodiques au discours harmonique ;
-
de
la confrontation harmonie de couleurs - harmonie fonctionnelle.
Le
langage de Poulenc échappe en très grande partie au premier point, mais
l’analyse de la hiérarchie des fonctions qui guide le déroulement musicale
poulencquien suppose d’observer les stratégies masquant ses progressions
structurelles de base.
2.3.1.
Conduite
des voix
La recherche du masque de la conduite des voix d’une part, du
brouillage harmonique d’autre part, font que cette première est chez Poulenc
tout à fait irrégulière si l’on se place dans l’optique classique. Ainsi,
résolutions irrégulières, fausses relations chromatiques, régularité des
dispositifs harmoniques, etc., n’ont pas de sens ici.
Þ
Ici,
on a :
-
doublure
de la sensible entre alti 1 et ténors, ces derniers ne se résolvant pas sur la
tonique ;
-
placement
irrégulier de la neuvième fa $ (avec
croisement de voix avec les alti 2) ;
-
croisement
de voix soprani et alti 1, dans une logique mélodique disjointe ;
-
le
do, équivalent-quinte, échappe également à la loi du plus court chemin
mélodique :
Exemple
69,
Videntes stellam
2.3.2.
Déploiement
harmonique
Il
est très fréquent que les fonctions tonales se trouvent développées à grande
échelle: une fonction harmonique est entendue sous la succession de plusieurs
formes de la même harmonie : dispositifs, renversements divers, rajout ou
suppression de notes, phénomènes polyharmoniques vont rendre possible ce
prolongement d’une fonction déployée sur de nombreuses mesures[34], d’où le terme de déploiement
harmonique.
Poulenc
va exploiter à grande échelle ce trait d’écriture en usant de nombreux
dispositifs harmoniques rendus possibles par la richesse de ses réservoirs de
notes. L’analyse fonctionnelle n’en est possible que par rattachement à une
globalité harmonique masquée par la présence de ces multiples accords et
agrégats parfois non fonctionnels en eux-mêmes.
Þ
Ici,
il s’agit d’un déploiement harmonique de dominante enrichi de trois
équivalents-quinte :
Exemple
70,
Figure Humaine, huitième mouvement
Exemple 71,
réduction harmonique
Þ
Dans
cet extrait du Prologue de la Sonate pour deux pianos, la texture
est épaisse et grave (intervalles de tierces et secondes descendant jusqu’à do 0),
ce qui rend la perception harmonique confuse. Néanmoins, la transposition vers
l’aigu confirmera l’analyse harmonique des mesures 14-15 comme déploiement
harmonique de dominante, avec résolution sur la mesure 16.
Exemple
72,
Sonate pour deux pianos, Prologue
Le déploiement harmonique de dominante de do # mineur - DO #
majeur, étendu sur six temps, est de densité 8 grâce à l’harmonie complète de neuvième
mineure de dominante (densité 5), plus les trois équivalents-quinte do #, mi 8 et mi #.
A l’attaque de chaque mesure, un ou plusieurs équivalents-quinte sont
placées à la basse : do # et mi # à la mesure 14, mi 8 à la mesure 15[35]. Ceci contribue, avec l’épaisseur de la texture et la
tessiture très grave, au brouillage harmonique. La confirmation de ce parcours
harmonique se réalise à la mesure 16, sur la résolution en do # mineur, dans
une tessiture beaucoup plus ample (de do # 0 à do # 5) et
une texture d’autant plus aérée.
Pour résumer, l’enchaînement 14-15-16 est simplement cadentiel, dans le
ton principal de do # mineur, mais le brouillage du déploiement harmonique
attire essentiellement l’attention sur la mélodie d’agrégats qui en
résulte :
Exemple 73
2.3.3.
Polyharmonie
et conséquences fonctionnelles
La conséquence majeure de la constitution de déploiements harmoniques
est relative à la polyharmonie, qui décrit le fait qu’un accord complexe
peut contenir en lui-même des accords classés plus simples. Dans l’accord de
densité[36] 5 de neuvième majeure de dominante de FA majeur,
nous pouvons ainsi isoler un agrégat de sol densité 3, qui pourra être entendu
tel quel dans l’harmonie qu’il lui soit attribué de fonction propre :
Exemple 74
Þ
L’amplitude
que peuvent prendre les objets harmoniques chez Poulenc induit une grande
fréquence d’effets polyharmoniques. S’ils n’ont pas de fonction tonale, nous
les intégrerons naturellement dans l’harmonie :
Exemple
75,
Figure Humaine, huitième mouvement
L'accord de dominante de LA majeur fait entendre sa neuvième mineure fa
8 par enharmonie de commodité mi #. Le do #,
équivalent-quinte, rajoute à l'ambiguïté en faisant entendre sur le deuxième
temps un accord de sol # quarte et sixte qu’on ne saurait rattacher à aucune
fonction dans cette zone tonale :
Exemple 76,
réduction harmonique
S’ils les accords issus de la polyharmonie sont porteurs d’une fonction
tonale plausible, la prise en compte de l’échelle d’observation (CHAILLEY, 1977
/ 107) simplifiera l’analyse. Ainsi nous préférons considérer la mesure 46
comme entièrement placée sur le degré de la dominante (comportant la quinte juste
fa # et deux équivalents-quinte mi et fa 8) :
Exemple
77,
Figure Humaine, deuxième mouvement
Exemple 78, réduction de l’harmonie
de dominante
À une échelle d’observation de détail, on aurait eu, inutilement, au
premier temps de la mesure 46, un accord placé sur le IIème degré de
mi, puis un accord de triton-tierce mineure avant la dominante proprement dite
(qui n’aurait comporté qu’un seul équivalent-quinte, fa 8 et pas de quinte juste):
Exemple 79
Échelle de détail Échelle générale
2.3.4.
Ambiguïtés
fonctionnelles : fonction contrariée
et accord de substitution
Ces
deux fonctions procèdent complémentairement du même esprit : substituer à
une harmonie « théorique » une harmonie parente.
·
Pour
la fonction contrariée, écoutons Serge GUT (1993 : 16 - sq.) :
En
harmonie classique, la fonction et le degré (de la fondamentale qui personnifie
cette fonction) correspondent presque toujours (à l’exception notoire de la
quarte et sixte de dominante). Ainsi, en ut majeur, sol - si - ré - fa =V = D
(Dominante, en notation riemannienne). Il n’en est plus obligatoirement de même
à partir de 1850. En effet, il peut y avoir dissociation entre un degré de la
fondamentale donné et la fonction habituellement correspondante. On assiste
alors à une prépondérance de la basse réelle sur la basse fondamentale, la
première entraînant avec elle la fonction. […]. [Le phénomène de] dissociation
entre le degré et la fonction est illustré par la fonction contrariée. Le cas
se présente quand l’accord qui se trouve sur le degré habituellement considéré
comme porteur de la fonction - donc : I, IV ou V - n’est pas celui qui est
normalement attendu.[…] Le « bon accord » est remplacé par un autre, le «
mauvais » accord. Les compositeurs de la fin du XIXe siècle utiliseront de plus
en plus cette notion de fonction contrariée qui crée à la fois une certaine ambiguïté
et une saveur particulière, tout en étant une source d’enrichissement de la
syntaxe harmonique.
L’auteur
illustre son propos en citant la cadence fauréenne :
Le
premier accord est en fonction de sous-dominante, tout en étant « en soi » un
accord de sixte sensible (+ 6). Ceci veut dire qu’en chiffrage de basse fondamentale,
on obtient le degré VII et l’enchaînement VII - I, ce qui est une absurdité
(non seulement on obtient, par rétablissement de la basse fondamentale, le
degré VII, mais celui-ci est abaissé : nous avons affaire à une
sous-tonique !) :
En
fait, ici, la basse réelle (conformément à la conception de l’époque de la
basse continue) est beaucoup plus importante que la basse fondamentale : c’est elle
qui entraîne la fonction S - T. Dans ce cas, on peut dire que la fonction S est
une fonction contrariée, car l’accord traditionnel qui la représente - donc :
le « bon accord » - est remplacé par un autre, le « mauvais » accord.
Exemple 80,
substitution
Þ
C’est
ainsi que l’on peut expliquer les mesures suivantes où l’accord du IIIème
degré de la mesure 5 est une substitution du Ier dans une séquence
plus normée II - V - I - IV - V de V - V :
Exemple
81,
1er Nocturne en ut majeur
Þ
La
cadence de la même œuvre fait apparaître le même type de substitution III pour
I. Il désamorce le premier mouvement cadentiel , ce qui laisse toute la place à
un enchaînement final VI - II - V - I typique de Poulenc par ses notes ajoutées
et son harmonie de dominante à équivalents-quinte :
Exemple 82,
1er Nocturne en ut majeur
Þ
De
même, une substitution par relativité s’observe ici, où est engendrée une
confusion des degrés I et VI (tous les accords placés sur si forment des
broderies). L’ensemble peut être considéré comme placé sur le Ier
degré :
Exemple
83,
Figure Humaine, huitième mouvement
Poulenc joue surtout sur la fonction contrariée. Pour son chiffrage
fonctionnel, nous noterons les symboles T, D, ou S
(respectivement tonique, dominante et sous-dominante) et garderons les chiffres
romains pour préciser, a contrario, que basse fondamentale et fonction
coïncident. Plusieurs cas peuvent se présenter :
Fonction contrariée par accord-appoggiature et
résolution
Þ
Dans
les mesures qui suivent, l’accord de sixte mineure précède l’accord parfait et
s’analyse comme accord-appoggiature[38]. Il facilite le passage de SOL majeur au
ton homonyme à la coda[39] :
Exemple
84,
6ème Nocturne
Fonction contrariée par accord appoggiature non résolu
Þ
L’exemple
qui suit développe cette logique : mais ici, par quatre fois, l’accord de
SOL majeur (dominante de DO majeur) est appoggiaturé sans résolution ;
seule la basse indique clairement la fonction :
Exemple
85,
Valse en Ut
Comme
souvent, l’orthographe est trompeuse :
Exemple 86,
réduction harmonique
Fonction contrariée par prolongation-broderie
Þ
La
cadence majorisée débute sur quarte et sixte et dominante, mais est désamorcée
par l’emprunt au IVème degré, lequel se prolonge par fonction
contrariée sur l’accord de triton-tierce mineure.
Exemple 87,
Figure Humaine, troisième mouvement
·
Faux
mouvements harmoniques
Pour l’enchaînement dominante tonique, nous pouvons observer des
fonctions contrariées dans la conclusion du cinquième mouvement du Stabat
Mater. La basse (basses du chœur) est très fonctionnelle (la partie non
fonctionnelle fait entendre à l’orchestre le mode mineur mélodique descendant
non harmonisé) :
Exemple 88,
Stabat Mater, cinquième mouvement
Cependant, les fonctions de dominante et tonique sont contrariées à la
mesure 48 par l’harmonisation sur do neuvième mineure de dominante, V de V en
si $, au chœur, cors et trompettes. C’est la présence de
l’équivalent-quinte fa 8
à la basse du chœur qui engendre l’ambiguïté
fonctionnelle ; l’harmonisation est au contraire sans équivoque, en particulier
à l’orchestre :
Exemple 89,
Stabat Mater, cinquième mouvement
Exemple
90,
réduction harmonique
de la dominante de la dominante
·
Fausses
marches harmoniques
Une
extension de la fonction contrariée apparaît lorsque Poulenc harmonise des
lignes de basse en forme de marche dont la réalisation harmonique n’est pas
conforme.
Nous entendons un accompagnement orchestral (violons, altos,
violoncelles et contrebasses) sur basse de marche harmonique de sous-dominante
en sous-dominante ; do - fa - si $ - mi $ - la $ - ré $ ; cette marche cessera à la fin de la mesure 25, par
l’enchaînement tritonique ré $ - sol 8 amenant la
cadence parfaite en DO majeur :
Exemple 91,
Stabat Mater, quatrième mouvement
Mais
l’harmonisation est étrangère à cette logique :
Exemple 92,
Stabat Mater, quatrième mouvement
·
Mélodies
d’accords sur basse fonctionnelle
Au-delà,
seule la basse peut être fonctionnelle et porter une mélodie d’accords qui lui
sont totalement indépendants.
Þ
Ici,
ce sont des accords de quarte et sixte :
Exemple
93, Sept chansons, La blanche
neige
Exemple
94,
réduction harmonique
2.3.5.
Mouvements
harmoniques à interpolation - Prolongations
harmoniques de surface
La prolongation harmonique de surface décrit une fonction
harmonique interpolant des accords de broderie entre des accords pivots[40]. Dans le cas de l’harmonie classique et romantique,
c’est le cas lorsqu’une suite conjointe d’accords est engendrée par une progression
mélodique parallèle d’accords prolongeant une harmonie initiale avant de passer
à une nouvelle fonction :
Ces suites d’accords relèvent d’un contrepoint
volontairement sommaire et appartiennent à la conduite linéaire des voix. Ce
sont des accords de passage des harmonies de surface qui s’interpolent entre
les pivots structurels de l’harmonie et qui n’ont par conséquent aucune
fonction particulière dans le déroulement du cycle fonctionnel (BARTOLI,
2000 : 53).
Ces accords transitoires viennent se greffer sur la structure
harmonique de la phrase pour l'enrichir. L’auteur cite ainsi Haydn :
Exemple 95,
Haydn, Sonate n° 59, Hob. XVI/49, Finale
Il serait bien entendu erroné de chiffrer les fonctions d’une telle
progression, dont les basses fondamentales parcourent par degrés conjoints la
gamme descendante de MI $ majeur : I - VII (V sans fondamentale) - VI - V
- IV - III - II - I. On a simplement MI $ I (prolongé) -
V.
Plus près de nous, cette technique s’est développée en utilisant des
accords modulants à forte connotation fonctionnelle. L’objectif est alors de
diluer non le sentiment fonctionnel comme précédemment, mais le sentiment tonal[41].
Þ
Ici,
les accords de septième non fonctionnels de la mesure 63, sont encadrés par la
séquence fortement fonctionnelle. Pas plus qu’il n’y avait chez Haydn de
parcours fonctionnel, il n’y a pas ici de caractère modulant, mais une
prolongation masquant l’harmonie de dominante qui précède. On n’a pas SOL # V -
FA # V - MI V - RÉ V - FA # V - SOL # I, mais simplement SOL V (prolongé) - I :
Exemple
96,
Debussy, Préludes, La Cathédrale engloutie
Poulenc utilise généreusement ces principes, l’essentiel étant de proposer
un parcours harmonique qui soit à la fois balisé de points de repères précis
sur lesquels s’oriente l’oreille, et un lieu de glissements d’une harmonie à
une autre par des états transitoires ambigus. L’interpolation harmonique,
corollaire de l’interpolation mélodique, est la manière de faire de la
prolongation harmonique de surface :
Exemple 97, Figure Humaine, septième
mouvement
Prolongation harmonique de fa I
Exemple 98, Figure Humaine, septième
mouvement
Prolongation harmonique de fa # I
Dans le cas d’interpolations fonctionnelles, Poulenc aime aller au-delà
des emprunts classiques, empruntant de l’harmonie des médiantes jusqu’aux
tonalités contiguës et antipodes, donnant certaines colorations tonales très
particulières :
Ainsi qu’on a déjà pu le voir, les mouvements en tierce autres que les
relatifs sont fréquents dans le langage romantique et ses prolongements. Il est
donc naturel que les interpolations utilisées par Poulenc passent aussi par ce
type de mouvements.
Þ
Dans
la séquence qui suit, la matière harmonique interpolée fait allusion à des
tonalités intermédiaires progressant de tierce majeure en tierce majeure (en
tenant compte des enharmonies), soit un arpège de DO # avec tierce (fa) et
quinte augmentée (la 8) :
Exemple
99, Sonate pour
deux pianos, prélude
Exemple 100
Les accords sont à équivalents-quinte pour les accords de dominante, notes
de la résonance naturelle ou par analogie pour les accords de tonique :
Exemple 101, Sonate pour deux pianos, Prologue
Sans doute peut on y voir une extension du phénomène
d’harmonie des médiantes
Þ
Au
demi-ton supérieur : l’interpolation de DO $ ne remet pas en cause le ton de SI $ et son
enchaînement tonique - dominante :
Exemple
102, Figure
Humaine, huitième mouvement
Þ
Au
demi-ton inférieur : l’interpolation de DO 8 majeur ne remet pas en cause do # mineur :
Exemple
103, Figure
Humaine, cinquième mouvement
·
Tonalité
antipode
L’interpolation
par tonalité antipode apparaît déjà dans le langage romantique. Jean-Pierre
BARTOLI (2000 : 124) cite ainsi la scène de fonte des balles du Freischütz
de Karl Maria von Weber (dont il pense que « la sonorité a probablement
été inspirée par l’échelle naturelle produite par les trompes de chasse »),
la coda de la « Marche au supplice » de la Symphonie fantastique
(relation de triton ré $ -
sol 8, mesures 153-159), la Sonate en
si mineur de Liszt (relation de triton mi 8 -
si $, mesures 161-163). Il s’agit à chaque
fois de broderies de l’accord de tonique.
Plus
près de nous, les langages néo-classiques emploient cette technique qui permet
de noyer le ton :
Þ
Wilhem
Furtwängler, dans le quatrième mouvement de sa Symphonie n°10 en mi
mineur, fait entendre l’enchaînement suivant :
Exemple 104,
Furtwängler, Symphonie n° 2 en mi mineur, 4ème mvt
Voici
le commentaire de Bruno d'HEUDIÈRES
(2003) :
Si
la ligne mélodique suit un parcours logiquement consonant, l'accompagnement
mesure 291, 3ème et 4ème temps s'avère complètement étranger à ladite mélodie.
L'accord de 7ème majeure sur parfait mineur (#7) de mi bémol mineur
I se substitue à l'accord de ré majeur I 5 que la logique mélodique exigeait a
priori pour réaliser une cadence parfaite. Chant et accompagnement sont ici
autonomes. Le chant et non la basse guidant le discours musical,
l'accompagnement peut ainsi s'autoriser des "parenthèses
d'apesanteur" puisque la succession d'accords se fait sans cohérence
harmonique. En l'espèce, parler d'une modulation en mi bémol mineur nous semble
un abus de langage.
Þ
Rien
d’étonnant, donc, à ce que Poulenc fasse appel à cette technique. Ici, fa #
mineur est coloré par son antipode do mineur :
Exemple
105,
Un Soir de neige, troisième mouvement
Þ
Les
interpolations au triton peuvent prendre une certaine ampleur :
Exemple 106, Sonate pour deux pianos, Prologue
Ces mesures font entendre la dominante de do # mineur avec
interpolation de la dominante de sol 8 mineur, ton
antipode.
Exemple
107
L’interpolation
peut être utilisée pour masquer l’évidence d’une progression harmonique
préentendue.
Þ
Ainsi
peut-on comparer ici la forme simple d’une progression harmonique de la partie
A du mouvement, et l’interpolation insérée dans la partie A’, qui prolonge
chromatiquement la tonique de fa mineur :
Exemple
108, Sonate pour
deux pianos, Prologue
La dilution du sentiment tonal est généralement temporaire chez Poulenc,
qui prend soin de rétablir une structure fonctionnelle stable après ces
épisodes.
Þ
L’harmonie
de dominante est appoggiaturée une première fois au demi-ton inférieur, puis
fait l’objet d’une interpolation par mélodie d’accords parfaits progressant diatoniquement
et chromatiquement avant la cadence finale
Exemple
109,
Badinage
2.3.6.
Organisation
des fonctions harmoniques
Le paradigme du système tonal, V - I sous sa forme élémentaire, est omniprésent
chez Poulenc. C’est lui qui ponctue véritablement le discours, comme on peut le
voir dans l’organisation des appuis fonctionnels du Prologue de la Sonate
pour deux pianos :
Tableau 4, Sonate pour deux pianos, Prologue
do # |
la V |
do 8 |
|||
V |
I |
V |
I |
V |
I |
mesure 1 |
|
|
|
|
|
14 |
16 |
|
|
|
|
21 |
22 |
|
|
|
|
28 |
29 |
42 |
47 |
|
|
51 |
53 |
56 |
59 |
|
|
|
|
62 |
|
|
68 |
|
|
|
|
72 |
73 |
|
|
|
|
78 |
79 |
|
|
|
|
87 |
88 |
92 |
93 |
|
|
|
|
98 |
99 |
|
|
|
|
107 |
108 |
|
|
|
|
111 |
121 |
|
|
|
|
Dans le détail, une observation des fréquences fonctionnelles peut être
envisagée en faisant appel, à titre purement indicatif, à une comptabilisation
des caractéristiques harmoniques. Ci-dessous, mettons en regard la cantate Figure
Humaine avec le choral de début et fin du motet Jesu meine Freude[42] :
Tableau
5, comparaison de la fréquence des
fonctions harmoniques,
pour Figure Humaine
de Poulenc, et Jesu meine Freude de Bach
|
F.H. |
J.
M.F. |
Degré I |
26 % |
31 % |
Degré II |
4 % |
13 % |
Degré IV |
5 % |
10 % |
Degré V |
62 % |
41 % |
Degré VI |
3 % |
5 % |
Degrés « tonique » (I -VI) |
29 % |
36 % |
Degrés « dominante » (II -
IV - V) |
71 % |
64 % |
Chez
Poulenc, la hiérarchisation des degrés fait apparaître une très large proportion
d’accords de dominante, puis de tonique ; les degrés II, IV et VI sont beaucoup
moins présents. La dichotomie est encore plus marquée si nous groupons les
degrés par familles de fonctions : du côté de la dominante avec l’ensemble II,
IV et V, qui comprend presque 71 %, pour 29 % du côté de la tonique (I et VI).
Comparé
à Bach, Poulenc privilégie plus la famille de la dominante que celle de la
tonique (respectivement 71 % et 29 %), avec respectivement 64 % et 36 %.
Mais c’est surtout le détail des fonctions qui est signifiant. Car si Bach
équilibre relativement Vème et Ier degrés (respectivement
41 % et 31 %), Poulenc amplifie encore le déséquilibre pressenti plus haut au
bénéfice de la dominante, avec 62 % contre 26 % pour la tonique, en « sacrifiant
» les harmonies de sous-dominante et IIème degré (respectivement 5 %
et 4 % pour Poulenc, contre 10 % et 13 % pour Bach)[43].
2.3.7.
Comparaison
des caractéristiques harmoniques dominante/tonique
- Vecteur harmoniques
Le tableau suivant fait apparaître que les harmonies de dominante, déjà prépondérantes par rapport à celles de tonique, sont également :
-
plus
développées (50 % de déploiements harmoniques contre 36 %) ;
-
constituées
d’agrégats plus nombreux (4,5 contre 2,8 en moyenne) ;
-
de
densité plus élevée (4,9, contre 3,2, en moyenne).
Tableau 6, comparaison des caractéristiques des
harmonies I et V
|
Harmonies de
dominante |
Harmonies de tonique |
Harmonies simples (%) |
50 % |
64 % |
Déploiements harmoniques (%) |
50 % |
36 % |
Nombre d’accords et agrégats
constitutifs (moyenne) |
4,5 |
2,8 |
Densité harmonique (moyenne) |
4,9 |
3,2 |
Mais
cette approche statique ne rend pas justice au fait que les fonctions harmoniques
résultent des accords en eux-mêmes ou leur fonction théorique, mais de leurs
relations mutuelles, ce qui implique une observation dynamique des harmonies et
leurs valeurs fonctionnelles effectives. Pour le faire, nous allons nous
appuyer sur la théorie des vecteurs harmoniques de Nicolas MEÉUS[44], qui a pour objet d’observer les
progressions des basses fondamentales à partir des notions d’harmonie de
substitution. Elle explique que l’enchaînement fonctionnel de la phrase tonale
se base sur une progression suivant le cycle des quintes, et qu’elle ne
pourrait se refermer s’il n’y avait au moins une substitution de fonction
permettant le retour à la tonique.
Pour
reprendre l’exemple de Nicolas MEÉUS, dans le mouvement paradigmatique I - IV -
V - I, I - IV et V - I sont bien des progressions dominantes ordinaires, alors
que IV - I est une substitution de progression dominante, IV se substituant à
II dans ce cas précis. À l’inverse, dans la progression I - II - V - I, la
substitution s’effectue au niveau du premier enchaînement, I se substituant à
IV, car IV - II - V - I respecte bien le cycle des quintes.
Pour
ces raisons, il propose une typologie qui associe aux mouvements de type
dominante la quinte descendante et son substitut la seconde ascendante. De la
même façon, la sous-dominante (quinte ascendante) a pour substitut la seconde
descendante. On peut ainsi mettre en évidence les progressions de type
dominante (V) et celles de type plagal (W), et introduire une subdivision, la
flèche pleine discriminant, dans le premier type, la quinte descendante (flèche
pleine) et la seconde ascendante (flèche pointillée). Il en est de même pour le
mouvement plagal (flèche pleine pour la quinte ascendante, et pointillée pour
la seconde descendante). Quant aux relations de tierces, elles peuvent être
figurées par des liaisons. Seule la basse fondamentale est notée sur la
réduction, et les interpolations non fonctionnelles écartées (ce sera le cas
dans notre exemple, à l’incise g, prolongation harmonique de mi $
I, avant la sous-dominante).
Précisons
qu’il est important de prendre en compte l’articulation de la phrase musicale.
En effet, si l’on prend l’exemple de la répétition dominante -tonique, c’est la
logique formelle qui va déterminer s’il s’agit d’enchaînements V - I // V
- I, soit VV, ou bien I - V // - I - V, soit WW, ce qui est fondamentalement différent.
Appliquons cela à Poulenc. Sa phraséologie est très claire :
l’homophonie du discours produit des incises généralement brèves, très bien
individualisés par un ou plusieurs paramètres et rarement rompues par un fugato qui sera d’ailleurs généralement
désamorcé par retour à l’homophonie au bout de quelques mesures. Il est donc
très facile d’appréhender de paramètre. Pour l’exemple qui nous intéresse (Figure
Humaine, troisième mouvement), le texte sera notre guide. On aura
ainsi :
-
incise
a : Aussi bas que le silence
-
incise
b : D’un mort planté dans la terre
-
incise
c : Rien que ténèbres en tête
-
incise
d : Aussi monotone et lourd
-
incise
e : Que l’automne dans la mare
-
incise
f : Couverte de honte mate
-
incise
g : Le poison veuf de sa fleur et de ses bêtes dorées
-
incise
h : Crache sa nuit sur les hommes
On obtient :
Exemple 110
Si le fonctionnement paradigmatique du système tonal, basé sur les
progressions dominantes, induit au plan graphique des flèches majoritairement
dirigées vers la droite, on constate que ce n’est pas exactement le cas ici,
puisque nous avons presque autant de mouvements plagaux que de mouvements dominante
(approximativement 47 % et 53 %).
De plus, il s’avère que la plupart des incises proposent non pas une
progression dynamique, mais en symétrie, un mouvement dominant étant compensé
par un mouvement plagal, ou l’inverse. Seule échappe à cette règle l’incise f,
qui va introduire la séquence de mélodie d’accords par interpolation de la
séquence g, elle-même unidirectionnelle, car simplement plagale.
Ainsi, pratiquement chacune des séquences apparaît comme un système
clos dont la dynamique serait, au sens de Messiaen, non-rétrogradable. Si cela
semble cohérent avec ce que l’on sait des prolongations harmoniques de surface
(séquences a, b et d), le phénomène apparaît se généraliser avec le principe
des substitutions de fonctions.
Au plan sonore, on a ainsi l’impression de juxtaposition de cellules
fonctionnelles statiques et autonomes, sans logique absolue de devenir, qui
contribuent avec d’autres paramètres formels, mélodiques et harmoniques, à une
forme musicale à la fois posée et déclamatoire qui est souvent la marque du
compositeur.
2.4. Harmonie non fonctionnelle
2.4.1.
Harmonisation par le chant
Citons Jacques CHAILLEY (1977 : 135) :
Nous appellerons ainsi, faute d’un meilleur vocable,
et en opposition avec l’harmonisation « par la basse » qui demeure la
règle du classicisme pur, un principe d’enchaînement […] selon lequel le lien
tonal étant assuré et maintenu par la ligne mélodique, où qu’elle se trouve (le
plus souvent à la voix supérieure), les basses fondamentales d’accords se succéderont
en tenant compte des lignes mélodiques et des consonances, mais sans aucun
égard à leur fonction harmonique, ce qui rend tout chiffrage de fonction
inutile et trompeur.
Þ
Ici,
ce sont des tierces (mineures ou majeures) dont le dénouement tonal apparaît
progressivement pour s’éclairer en fin de séquence : le dispositif utilisé
par le compositeur met en évidence la note de basse et induit un sentiment
d’harmonisation « à l’envers »
Exemple 111,
Histoire de Babar, très calme
Exemple 112, réduction harmonique
2.4.2.
Harmonisation
par voix intermédiaire
Exemple 113, Sonate pour deux pianos, Prologue
La ligne de soprano, isolée de son contexte harmonique, renvoie au ton
de do # mineur :
Exemple 114
Néanmoins, si les harmonies extrêmes sont bien dans ce
ton (respectivement I et V aux mesures 16 et 21), les harmonies interpolées
sont guidées par le balancement mélodique do # - ré #[45] :
Exemple 115
2.4.3.
Syntaxe
des notes voisines
Cette
notion s’applique initialement à la syntaxe tonale du XIXème siècle.
Écoutons Jean-Pierre BARTOLI (2000 : 93) :
[…]
cette technique consiste souvent à faire glisser une ou plusieurs des voix de
la polyphonie vers une note immédiatement voisine (souvent au demi-ton, mais pas
exclusivement), créant sans cesse des relations harmoniques inattendues :
la progression de la basse fondamentale, plus capricieuse et imprévisible qu’à
l’accoutumée, semble devenir localement la résultante de la conduite de chaque
voix. […] Dans le cas d’une section gouvernée par la syntaxe des notes
voisines, la conduite des voix se libère momentanément du contrôle de la basse
fondamentale et du diatonisme d’une tonalité donnée. Elle utilise avec
prédilection le chromatisme. Dans la perspective de la définition tonale du
XIX° siècle […], user du chromatisme revient à moduler sans cesse. Dans la
réalité, c’est plutôt suspendre un temps la perception d’un centre tonal et les
fonctions tonales, mais cela n’entraîne pas forcément le bouleversement de la hiérarchie
tonale. Au sein d’une section gouvernée par la technique des notes voisines, la
conduite linéaire des voix prime sur les autres paramètres. Le plus souvent,
une des voix de la polyphonie impose sa loi aux autres, lesquelles s’ajustent
en recherchant des effets d’accompagnement inattendus et expressifs.
Ce qui est typique de la syntaxe des notes voisines dans le langage
romantique est la recherche de mouvements harmoniques très contrastés avec,
paradoxalement, des mouvements mélodiques très courts, généralement diatoniques
ou chromatiques, même à la basse.
Poulenc cherchant à éviter ce type de comportement mélodique,
l’application de la syntaxe des notes voisines à sa musique va faire l’objet
d’adaptations visant à masquer la proximité de ces enchaînements mélodiques,
seule la couleur harmonique de ces progressions éloignées important. Pour cela,
la technique du contrepoint implicite va être sollicitée. Elle seule permettra
une conduite des voix resserrée dans un discours apparemment plus disjoint.
Þ
L’exemple
qui suit correspond à ce principe. Inscrit hors de toute logique fonctionnelle,
l’enchaînement d’accords parfait ou à quinte augmentée fait apparaître aux
soprani et barytons, et dans une moindre mesure aux ténors, des ruptures
disjointes au sein d’un profil plus généralement conjoint. Ces ruptures de
contour sont issues de la logique de contrepoint implicite, dont chaque des
voix évolue en des mouvements ascendants diatoniques ou chromatiques, à
l’instar des autres voix « réelles » :
Exemple 116,
Figure Humaine, troisième mouvement
Exemple 117
2.5.1.
Superposition
de logiques mélodiques et harmoniques
Un des procédés utilisés par Poulenc pour noyer le
sentiment tonal est d’utiliser la superposition d’une logique purement
mélodique à une logique harmonique[46].
Þ
Ainsi
entendons-nous ci-dessous la simultanéité de fa 8 et fa #, respectivement aux basses et soprani, dans le
tempo lent de > = 66 (Largement) :
Exemple 118,
Timor et tremor
Ici, l’écriture met en jeu une logique harmonique contrariée par la
superposition d’une logique mélodique. La logique harmonique est l’enchaînement
I - IV - V en la mineur où le fa 8 est
tierce de l’accord de sous-dominante. La fonction de sous-dominante est
contrariée par la logique mélodique qui fait entendre le mode mineur mélodique
ascendant, supposant un fa # :
Exemple 119,
réduction mélodico-harmonique
Apparaît au piano 1 une mélodie en do mineur qui fait donc entendre au
quatrième temps de la mesure 31 la médiante mi $. Mais cette
mélodie simple est harmonisée au piano 2 dans une logique de marche harmonique
au quatrième temps de laquelle l’accord de do dominante fait entendre la note
sensible mi 8
:
Exemple
120,
Sonate à quatre mains, final
2.5.2.
Ostinatos
indépendants : Tonalité pédale - Groupe pédale
Écoutons
Darius MILHAUD (1982 : 179-180) :
Il
est nécessaire de remarquer que quelquefois on croit se trouver en présence de
tons indépendants alors que l’un d’eux ne fait que jouer le rôle de pédale. De
même qu’en harmonie une pédale peut supposer le passage de bien des accords
étrangers à la note tenue, de même un accord ou un mouvement mélodique qui se
répète peut être gardé comme pédale tandis que l’autre ligne peut passer
momentanément dans un autre ton et moduler à sa guise, formant ainsi une espèce
d’échappée prolongée, sans créer bitonalité pour cela.
Þ
L’auteur
cite alors Parade et Idylle, d’Éric Satie, avant de parler du
premier Mouvement perpétuel de Poulenc, « nettement en si bémol
majeur, où la basse continue joue le rôle de pédale et où la partie supérieure
module par endroits comme dans les mesures suivantes[47] ». Citons cet exemple (en
rétablissant l’orthographe de Poulenc que Milhaud, pour des raisons probables
de pédagogie, a modifié en diésant enharmoniquement la partie de main droite).
La main droite fait entendre temporairement SOL $ majeur, alors que la tonalité de SI $ majeur fait l’objet d’une pédale de main
gauche :
Exemple 121,
Mouvement perpétuel n° 1
Olivier
Messiaen nomme « groupes pédale » cet d’ostinato indépendant :
« Au lieu d’une note tenue, étrangère aux accords qui l’entourent, nous
aurons une musique répétée (répétition et tenue s’équivalent), étrangère à une
autre musique située sur ou sous elle ; ces deux musiques auront chacune
leur rythme, leur mélodie, leurs harmonies ». Ce qu’il définit ici est
une extension, un agrandissement de la fonction traditionnelle de pédale en
tant que note étrangère. Jean-Pierre BARTOLI (2000 : 84) a remarqué des
groupes pédale dans Chopin, Liszt, Wagner et Moussorgski. Il est donc tout à
fait logique que Francis Poulenc fasse également appel à cette technique,
surtout dans l’objectif toujours recherché de noyer le ton.
On
remarquera cependant que si le groupe pédale est placé théoriquement à quelque
niveau que ce soit de la texture musicale, Poulenc opte exclusivement pour la
position à la basse :
Þ
Dans
Feuillet d’album, Gigue (III), la marche harmonique libre
des mesures 36-38 éclairant des tons divers s’appuie sur la tonalité pédale de
MI $, que l’on retrouve à l’ensemble du discours aux mesures
39-41[48].
Exemple 122,
Feuillet d’album, Gigue (III)
On
peut néanmoins entendre de la bitonalité effective dans ce type d’écriture, à
la condition que l’écriture musicale ait le temps de se développer.
Þ
L’exemple
suivant pose la question. Y a-t-il ici tonalité pédale à la main gauche du
piano (DO majeur) dans un discours en FA # majeur, bitonalité effective, ou
encore complémentarité entre DO et son antipode FA # ?
Exemple 123,
Deuxième Impromptu
2.5.4.
Ambiguité
mineur - majeur
Poulenc utilise différentes formes d’ambiguïtés entre tons homonymes pour noyer le ton et la fonctionnalité harmonique :
·
Majeur
appoggiaturé par l’homonyme mineur
Þ
Sans
faire de commentaire particulier sur la fréquente tierce picarde, on peut en
revanche remarquer comment une tonalité majeure peut être appoggiaturée
chromatiquement par son homonyme mineur :
Exemple
124, Élégie pour deux pianos en accords
alternés
·
Mineur
appoggiaturé par l’homonyme majeur
Þ
Le
ton de la mineur est appoggiaturé par des notes du majeur, donnant en
particulier l’ambiguïté tierce mineure - tierce majeure :
Exemple
125, Histoire de
Babar, En auto